vendredi 8 août 2008

La grande galerie de l'évolution.

homere



Je lis ici et là que l'« affaire Siné » est une sorte de feuilleton de l'été, permettant aux gens de se distraire en raison d'une actualité supposée vide. Peut-être est-ce vrai, mais il me semble qu'elle a une autre signification.

Prenons pour point de départ ma remarque d'hier, lorsque je signalais que M. Adler, sans probablement se rendre compte lui-même de l'approximation dont il se rendait coupable, attribuait in fine à un Bernanos alors à peine pubère un rôle important dans l'affaire Dreyfus, aux côtés des grands leaders d'opinion Drumont et Maurras. Je ne suis pas le premier - ni le dernier - à rectifier une erreur d'Alexandre Adler, de même que, depuis des articles anciens de Raymond Aron et Pierre Vidal-Naquet (d'odieux antisémites !...), Bernard-Henri Lévy est totalement discrédité aux yeux de toute personne un peu sérieuse. (On peut d'ailleurs penser que ces gens-là savent très bien ce qu'ils valent intellectuellement, c'est-à-dire rien, et qu'ils s'en foutent à peu près complètement. Un gars comme Finkie doit ruminer avec plus de bile, et jusqu'au cancer j'espère, ses propres limites.) Or, ces dénonciations n'ont strictement aucun impact : depuis l'époque d'Aron et Vidal-Naquet, il y a une trentaine d'années, les « intellectuels médiatiques » ont gagné la partie du point de vue institutionnel, éditorial.

Nous sommes là dans un cas typiquement justiciable du diagnostic de Musil sur l'ensemble de notre monde : nous connaissons à peu près les remèdes à ce qui ne va pas, mais ne pouvons les appliquer. Tout le monde, les intéressés y compris, sait bien qu'intellectuellement parlant BHL, Adler, P. Val, Finkie et les autres sont aux mieux nuls, au pire des nuisances, mais les positions de pouvoir qu'ils occupent et les habitudes de comportements non-violents qui sont celles de ce pays font que l'on ne peut rien y changer pour l'instant, et que donc on s'y est d'une certaine manière résigné. Les « intellectuels médiatiques » règnent sur la presse institutionnelle, Le monde diplomatique et certains sites internet rappellent périodiquement que ce sont, en leurs écrits et propos, des crevures, chacun est dans son coin et il n'y a pas de raison que la situation évolue. Aron et Vidal-Naquet étaient des figures importantes des réseaux de la presse mainstream, leurs critiques avaient un certain impact, bien qu'il se soit en l'occurrence révélé insuffisant. Serge Halimi et Pierre Rimbert peuvent écrire tout ce qu'ils veulent - et ils ont bien sûr raison de le faire, car il faut tout de même mettre les points sur les i de temps en temps -, ils vivent dans un monde institutionnel différent de celui de BHL.

On l'aura compris, c'est ce qui explique, a contrario, la spécificité de l'« affaire Siné » : du fait de l'histoire particulière de Charlie-Hebdo et de son noyautage progressif par Philippe Val, il y a là un point de contact entre les deux mondes, entre l'anti-antisémitisme officiel bien pensant, capitalo-parlementariste comme dirait Badiou, et l'anti-impérialisme anarchisant. Ce qui agite les populations, ce n'est pas tant Siné lui-même, qui n'intéresse plus personne depuis longtemps, ce n'est pas seulement Siné en tant que symbole ou repoussoir à P. Val, c'est que dans ce cas précis il y a une possibilité de peser sur les événements : en restant à Charlie-Hebdo ou en faisant mordre la poussière devant la justice à P. Val (affreux spectacle !), Siné, dont on peut jusqu'à présent louer la combativité, a des moyens de répondre, alors que d'ordinaire, hors des insultes sur Internet ou un article digne, informé, ironique et mâtiné de Bourdieu dans Le monde diplomatique ou sur Acrimed, il ne peut rien se passer, le système est trop bloqué. Contrairement à ce que l'on peut lire d'ailleurs, je ne pense pas, quelle que soit l'issue de cette crise, que cela va changer grand-chose, les positions sont trop bien réparties encore (ce qui ne veut pas dire que cela ne changera rien à terme). Mais il ne faut pas sans doute chercher beaucoup plus loin les raisons pour lesquelles cette affaire, le renvoi d'un dessinateur devenu sans grande importance au fil des années et dont le sort, s'il était effectivement licencié - une retraite bien méritée - n'aurait pas de quoi arracher une larme, a pris les proportions qu'on lui connaît. Il n'y a pas tant de points de porosité entre les « intellectuels médiatiques » (qui, du fait de la configuration particulière du rapport de forces, sont ici arrivés en retard, après-coup, et dont l'intervention, tout de suite apparue comme caricaturale, a même été contre-productive ; au lieu que d'habitude ils dévastent une bonne fois le champ de bataille qu'ils ont eux-mêmes choisi, et que ce n'est que trop tard, une fois que le mal est fait, que l'on peut démonter leurs erreurs, sophismes, manipulations) et ceux qui contestent leur légitimité. Je ne vois guère que la coexistence au Pointde BHL et Patrick Besson, mais outre que ceux-ci ont paraît-il conclu un pacte plus ou moins tacite de non-agression, P. Besson n'a pas l'aura de Siné. Bref : l'occasion était trop belle, et risque bien de ne pas se représenter de sitôt.




Une petite remarque sur Bernanos, pour éviter tout malentendu : outre que l'on peut préciser qu'il s'est engagé en politique fort jeune, bien que trop tard pour peser en quelque manière sur l'affaire Dreyfus, le fait est, j'ai eu récemment l'occasion de le montrer, qu'il est effectivement l'auteur de quelques belles sentences antisémites. Mais c'est un sujet que l'on ne peut aborder sans un minimum de sérieux - une autre fois, peut-être. Aujourd'hui, c'était récré.

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