lundi 14 mars 2011

« Le sens social. »

Je vais citer aujourd'hui un humaniste de gauche, ça nous change, Jean Ghéhenno. La lecture de son Journal des années noires. 1940-1944, malgré ce qui peut me séparer de l'auteur, de son goût pour les grands mots et de son côté, pour le dire vite, « laïcard », est rafraîchissante : après des mois passés avec des auteurs proches de Vichy ou des Allemands, il n'est pas désagréable de lire quelqu'un de moins brillant certes que Rebatet, mais qui lui ne s'est jamais bercé d'illusions sur la bonne volonté du Fürher. De surcroît, sans faire d'un seul témoignage une vérité d'évangile, on ne peut que noter que l'image donnée dans ce livre des Français est moins unilatérale que ce que l'on a pu lire ces dernières années, suivez mon regard.

Quelques citations au fil du texte (j'utilise l'édition « Folio » actuelle) :

- "Ce matin, dans La Gerbe, un curieux article de Drieu La Rochelle. Il nous reproche nos hésitations, nos « lanternements » : qu'attendons-nous pour choisir enfin ? Et, bien, entendu, l'Europe contre l'Angleterre. « Car l'Allemagne, écrit-il, c'est pour nous l'Europe, même si nous entrons dans cette Europe avec une figure bien triste et bien humiliée. » Et ce Gilles nonchalant, à la voix traînante, qui est le plus grand paresseux que j'ai connu [AMG : Malraux dira que c'est un cliché, inexact mais conforme à l'image que Drieu voulait donner de lui-même] remet la France au travail et joue les réformateurs. Il confesse d'ailleurs, et avec une sorte de jubilation, sa propre fainéantise. Il semble qu'il se roule encore dans ses draps. Mais c'est fini. Il va travailler. Il travaille. Il était fainéant comme Français, maintenant le voilà bon européen : sous Hitler il promet de travailler comme quatre. Étrange réformateur. (...)

Le génie de Hitler est peut-être d'avoir compris qu'en jouant la lâcheté des hommes il pourrait tout, dans cette période des années 30-40 où le souvenir de la Grande Guerre et de ses horreurs ne laissait vivante dans la conscience des Européens que la peur. Il ne fait pas la guerre, il organise des paniques." (12 septembre 1940)

- "La N.R.F.-maison est sous scellés (...), mais la N.R.F.-revue va tout de même reparaître, sous la direction de Drieu la Rochelle. Au sommaire de décembre : Gide, Giono, Jouhandeau... Au sommaire de janvier : Valéry, Montherlant... L'espèce de l'homme de lettres n'est pas une des plus grandes espèces humaines. Incapable de vivre longtemps caché, il vendrait son âme pour que son nom paraisse. Quelques mois de silence, de disparition l'ont mis à bout. Il n'y tient plus. Il ne chicane plus que sur l'importance, le corps du caractère dans lequel on imprimera son nom, sur la place qu'on lui donnera au sommaire. Il va sans dire qu'il est plein de bonnes raisons. « Il faut, dit-il, que la littérature française continue. » Il croit être la littérature, la pensée française, et qu'elles mourraient sans lui. (...)

Que penser d'écrivains français qui, pour être sûrs de ne pas déplaire à l'autorité occupante, décident d'écrire de tout sauf de la seule chose à quoi tous les Français pensent, bien mieux, qui, par leur lâcheté, favorisent le plan de cette autorité selon lequel tout doit paraître en France continuer comme auparavant ?" (30 novembre)

- "L'hypocrisie de Déat est de se donner pour pacifiste, comme s'il ignorait que la Collaboration avec une Allemagne qui fait la guerre implique une participation grandissante de la France à cette guerre." (3 janvier 1941)

- "Samedi j'ai dû faire la queue à la mairie pour changer ma carte d'alimentation. (...) Pendant trois heures j'ai écouté les conversations. Les propos étaient d'une effarante bêtise. La majorité des gens demande la fin, la fin à tout prix. Ils imaginent qu'alors tout recommencera comme auparavant. Un infiniment petit nombre a quelque idée de ce qui se passe et de ce qui nous attend. Peu d'hommes méritent la liberté. C'est pour cela qu'elle est en train de mourir peut-être." (28 avril)

- "Hommes d'honneur. Brasillach, officier prisonnier, libéré par l'autorité occupante pour diriger à Paris un des journaux. Il expose à la librairie Rive gauche (Rive gauche du Rhin, disent les étudiants) le prix de sa libération : c'est un livre : Notre avant-guerre, où ce Français courageusement dénonce, pour le compte de Hitler, les faiblesses de la France." (6 juin)

- "Aujourd'hui [un an après l'entrée des Allemands dans Paris] les Parisiens (...), par un accord secret, portent tous une cravate noire : Résistance à l'oppression ! A l'école, ce matin, une petite fille coupable d'avoir un ruban noir dans ses cheveux a été appelée chez la directrice. « De quoi donc êtes-vous en deuil ? » - « De Paris », a-t-elle répondu, vite, comme elle sentait, sans prendre garde à l'insolence. On l'a mise à la porte, pour huit jours, sous le prétexte qu'elle « n'avait pas le sens social »." (14 juin)

- "Roulier a été arrêté la semaine passée à la gare Saint-Lazare. Il s'amusait à crier Heil Staline et à lever le poing sous le nez de chaque officier allemand qu'il rencontrait. Il n'est pas du tout communiste, français cabochard plutôt. Il levait le poing et criait Heil Staline pour se moquer d'eux et était au comble de la joie quand parfois l'un de ces lourdauds, totalement éberlué, lui répondait Heil, en levant le bras, par habitude." (23 juillet)

- "Le Maréchal a parlé. Discours vulgaire, tortueux et menaçant, assez extraordinaire aveu de solitude et d'impuissance. Il lui faut bien reconnaître que la France n'est pas derrière lui. Il prétend l'y mettre de force et nous promet la persécution. Nous verrons bien.

La logique de la trahison oblige le gouvernement à trahir toujours davantage." (13 août)

- sur Montherlant : "Ce « chevalier » [auto-proclamé] rallie toujours à temps le camp du plus fort. Affaire de goût, dirait-il. On sait qu'il a le goût de la force." (2 novembre)

- "Drieu a rapporté hier soir, de l'ambassade d'Allemagne, le bruit que le Maréchal démissionnait. (...) Selon un autre bruit, l'Italie ferait avec l'Angleterre une paix séparée. C'est l'une de nos misères de vivre ainsi, sans rien savoir, rien sur quoi nous puissions prendre appui, construire le moindre raisonnement, dans une sorte de nuage mental fait de vagues bruits, de fausses nouvelles, de mensonges intéressés, d'illusions imbéciles." (28 novembre)

- "L'opinion, il y a un an, molle et lâche, était prête à tout. Vichy et Berlin ont si bien fait ensemble que le pays tout entier a désormais le sentiment de sa servitude. Il se sent asservi, non gouverné. Il déborde de haine et [s']il ne sait pas encore ce qu'il veut, il sait du moins très bien ce qu'il ne veut pas : c'est justement tout ce qu'il subit." (12 décembre)

- "B... et moi étions d'accord hier pour penser que les Français ne sont pas plus vaincus aujourd'hui qu'ils n'ont été vainqueurs en 1919. Leur erreur serait de croire à leur défaite. Une erreur tient à l'autre. Il faudrait les rendre conscients de l'une et de l'autre." (25 décembre)

- les voeux de nouvelle année de Pétain à la radio : "Un moment pénible a été celui où sans s'en rendre compte il a relu deux fois tout un paragraphe de son message." (1er janvier 1942)

- "Depuis huit jours les Juifs doivent porter l'étoile jaune et appeler sur eux le mépris public. Jamais les gens n'ont été avec eux si aimables. C'est qu'il n'est sans doute rien de plus ignoble que de contraindre un homme à avoir à tous les instants honte de lui-même et le gentil peuple de Paris le sait. Comme le savait Nietzsche. « Épargnez, disait-il, à tout homme la honte. »

Rien qu'en voyant les Juifs de ce quartier, on peut vérifier à quel point ils sont « le capitalisme international » : la plupart sont dans une évidente misère et le petit peuple tout entier s'indigne qu'on s'applique à déshonorer ainsi la pauvreté." (16 juin)

- ça doit être ça, les « racines juives de la France »... A suivre !

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