Variations sur la parole...
Voici une seconde livraison de quelques extraits du Journal des années noires de Guéhenno.
Commençons par cette anecdote :
"Souvent, les après-midi, dans les couloirs du métro presque sans lumière, au Châtelet, un jeune mendiant se livre à la même innocente provocation et continue le même petit commerce. Solidement assis sur un pliant, contre le mur, sa canne blanche couchée à terre devant lui et marquant les limites du lieu d'asile où il s'est réfugié, une fausse fierté empreinte sur son visage au menton levé, aux yeux vides, condamnés à ne jamais rien voir, il joue d'un air martial et sans discontinuer sur son accordéon : La Marseillaise. Il a planté sur son instrument un ridicule petit drapeau et arboré une cocarde dont les rubans traînent à terre. Les sous pleuvent dans sa casquette. Chacun se croit vengé par cet aveugle et se sauve à trop bon compte de la honte par cette aumône. Lui fait des journées de marché noir. Il a eu une de ces idées qui font les grandes fortunes : il se sent protégé par son infirmité et se dit qu'ils n'oseront pas le faire taire. De fait les Allemands passent indifférents. Même parfois sans doute, l'un d'eux pousse la délicatesse jusqu'à faire à cette image de la France sa petite offrande ; il lui rend vingt sous qu'il lui a volés." (11 décembre 1943)
Et reprenons le fil du journal :
"Politicien et politique. Nous appelons politiques les politiques qui pensent comme nous, politiciens ceux qui ne pensent pas comme nous." (11 mars 1943)
"Préserver sa propre liberté dans un monde d'esclaves. C'est toute la politique de bien des gens qui se croient par comble des sortes de héros. Mais ce n'est que la politique de Narcisse. La liberté, c'est la liberté des autres. Un homme vrai se sent esclave dans un monde d'esclaves." (1er juin 1943) - j'avais sélectionné et même déjà mis sur mon compte Twitter une phrase issue de ce passage, ainsi qu'une autre que vous retrouverez quelques lignes plus bas. Il était donc évidemment abusif de la part de mon contradicteur de la dernière fois de m'accuser, en gros, de ne penser qu'à moi. Je ne sais pas s'il y a des degrés de liberté, mais il y a des degrés d'indépendance et d'autonomie, et certaines façons, pour tout un chacun, de se rendre plus autonome, financièrement et intellectuellement, contribuent, à une toute petite échelle, à diminuer l'esclavage général. Le problème est de se croire alors "par comble des sortes de héros".
Je reviendrai, avec l'aide des premiers socialistes français, dont l'héritage reste perceptible dans le travail de Guéhenno, sur ces problèmes de liberté individuelle et et collective. C'est évidemment quelque chose que les « socialistes » actuels ne sont plus capables de comprendre ni de formuler. Continuons :
"Mussolini a démissionné.
Le général Nadoglio devient chef de gouvernement pour faire la besogne des Maréchaux sans doute, livrer bientôt son pays. Les bonnes gens du village sont dans la jubilation, mais la basse comédie continue. Un pétainiste notoire et hier encore grand admirateur de Mussolini se démène sur la place en criant à tous les passants : « Hein, les Macaronis ? » Tous les traîtres s'apprêtent à trahir de nouveau. La victoire n'est pas loin." (26 juillet 1943)
"C'est la société qui sauve l'homme." (22 août 1943)
"Tout se passe comme si, grâce à une longue possession des mots, les intellectuels avaient réduit les choses qu'ils nomment à leur seul usage. La liberté, par exemple, n'est pour eux que la liberté intellectuelle, la liberté des intellectuels." (10 septembre 1943)
"« Que de héros, que d'imbéciles », pensait Montaigne sans doute en regardant ses contemporains. Montaigne ou d'Aubigné ? Le héros ou le sage ? Quel est l'homme exemplaire ? L'un et l'autre. Je ne peux pas choisir. Il est tel temps, le nôtre, où il faudrait avoir le coeur de d'Aubigné pour défendre et sauver les idées de Montaigne." (3 décembre 1943). - C'est un thème que j'avais abordé dans cette incise, avec les exemples de Russel et Wittgenstein - non sans mentionner, je m'en aperçois à la relecture et vais y revenir, le goût du premier pour les grands mots.
"Il n'y eut jamais de héros de Verdun. Il n'y eut que des hommes qui tinrent bon, avec peur et humilité, avec honneur aussi, parce qu'on est ainsi fait, parce qu'ils le devaient et qu'ils ne pouvaient faire autrement. Même[,] la France commença d'être malade peut-être quand on commença à parler tant de ses héros, quand la dignité naïve des combattants se mua en la gloriole intéressée des anciens combattants. L'enflure des paroles dispensa de la solidité des pensées. Il y eut trop de médailles, trop de rubans, trop de défilés, trop de pensions aussi, un petit commerce avilissant de vanité." (1er janvier 1944)
Un des anciens élèves de Guéhenno, devenu chef de maquis, passe quelques jours à Paris : "Il m'interroge, il voudrait savoir si les Français sont dignes de cette souffrance que ses camarades assument pour eux, s'ils en valent la peine." (18 février 1944) - Vaste question !
Et pour finir, presque à la conclusion du Journal : "Les grands mots sont les mots vrais. C'est là ce que nous avons appris dans les épreuves." (21 août 1944)
Guéhenno connaît son attirance pour les grands mots, et les dangers de celle-ci, ainsi que le montrent les extraits que j'ai choisis. Je vous citais de mon côté récemment la phrase de Karr : "Défiez-vous des mots sonores : rien n'est plus sonore que ce qui est creux". Il reste qu'à cette période de Libération ces mots ont eu un sens - comme il est possible qu'ils aient eu un sens en Tunisie il y a quelque temps. Mais, "les intellectuels [ayant] réduit les choses qu'ils nomment à leur seul usage", nous ne savons plus ce que certains mots veulent dire, ou plutôt ces mots n'ont plus de sens pour nous. C'est un de nos problèmes, parmi d'autres... Comme disait Léo :
"La parlote ça n'est pas un détonateur suffisant
Le silence armé, c'est bien, mais il faut bien fermer sa gueule...
Toutes des concierges !.." - On n'en sort pas !
Commençons par cette anecdote :
"Souvent, les après-midi, dans les couloirs du métro presque sans lumière, au Châtelet, un jeune mendiant se livre à la même innocente provocation et continue le même petit commerce. Solidement assis sur un pliant, contre le mur, sa canne blanche couchée à terre devant lui et marquant les limites du lieu d'asile où il s'est réfugié, une fausse fierté empreinte sur son visage au menton levé, aux yeux vides, condamnés à ne jamais rien voir, il joue d'un air martial et sans discontinuer sur son accordéon : La Marseillaise. Il a planté sur son instrument un ridicule petit drapeau et arboré une cocarde dont les rubans traînent à terre. Les sous pleuvent dans sa casquette. Chacun se croit vengé par cet aveugle et se sauve à trop bon compte de la honte par cette aumône. Lui fait des journées de marché noir. Il a eu une de ces idées qui font les grandes fortunes : il se sent protégé par son infirmité et se dit qu'ils n'oseront pas le faire taire. De fait les Allemands passent indifférents. Même parfois sans doute, l'un d'eux pousse la délicatesse jusqu'à faire à cette image de la France sa petite offrande ; il lui rend vingt sous qu'il lui a volés." (11 décembre 1943)
Et reprenons le fil du journal :
"Politicien et politique. Nous appelons politiques les politiques qui pensent comme nous, politiciens ceux qui ne pensent pas comme nous." (11 mars 1943)
"Préserver sa propre liberté dans un monde d'esclaves. C'est toute la politique de bien des gens qui se croient par comble des sortes de héros. Mais ce n'est que la politique de Narcisse. La liberté, c'est la liberté des autres. Un homme vrai se sent esclave dans un monde d'esclaves." (1er juin 1943) - j'avais sélectionné et même déjà mis sur mon compte Twitter une phrase issue de ce passage, ainsi qu'une autre que vous retrouverez quelques lignes plus bas. Il était donc évidemment abusif de la part de mon contradicteur de la dernière fois de m'accuser, en gros, de ne penser qu'à moi. Je ne sais pas s'il y a des degrés de liberté, mais il y a des degrés d'indépendance et d'autonomie, et certaines façons, pour tout un chacun, de se rendre plus autonome, financièrement et intellectuellement, contribuent, à une toute petite échelle, à diminuer l'esclavage général. Le problème est de se croire alors "par comble des sortes de héros".
Je reviendrai, avec l'aide des premiers socialistes français, dont l'héritage reste perceptible dans le travail de Guéhenno, sur ces problèmes de liberté individuelle et et collective. C'est évidemment quelque chose que les « socialistes » actuels ne sont plus capables de comprendre ni de formuler. Continuons :
"Mussolini a démissionné.
Le général Nadoglio devient chef de gouvernement pour faire la besogne des Maréchaux sans doute, livrer bientôt son pays. Les bonnes gens du village sont dans la jubilation, mais la basse comédie continue. Un pétainiste notoire et hier encore grand admirateur de Mussolini se démène sur la place en criant à tous les passants : « Hein, les Macaronis ? » Tous les traîtres s'apprêtent à trahir de nouveau. La victoire n'est pas loin." (26 juillet 1943)
"C'est la société qui sauve l'homme." (22 août 1943)
"Tout se passe comme si, grâce à une longue possession des mots, les intellectuels avaient réduit les choses qu'ils nomment à leur seul usage. La liberté, par exemple, n'est pour eux que la liberté intellectuelle, la liberté des intellectuels." (10 septembre 1943)
"« Que de héros, que d'imbéciles », pensait Montaigne sans doute en regardant ses contemporains. Montaigne ou d'Aubigné ? Le héros ou le sage ? Quel est l'homme exemplaire ? L'un et l'autre. Je ne peux pas choisir. Il est tel temps, le nôtre, où il faudrait avoir le coeur de d'Aubigné pour défendre et sauver les idées de Montaigne." (3 décembre 1943). - C'est un thème que j'avais abordé dans cette incise, avec les exemples de Russel et Wittgenstein - non sans mentionner, je m'en aperçois à la relecture et vais y revenir, le goût du premier pour les grands mots.
"Il n'y eut jamais de héros de Verdun. Il n'y eut que des hommes qui tinrent bon, avec peur et humilité, avec honneur aussi, parce qu'on est ainsi fait, parce qu'ils le devaient et qu'ils ne pouvaient faire autrement. Même[,] la France commença d'être malade peut-être quand on commença à parler tant de ses héros, quand la dignité naïve des combattants se mua en la gloriole intéressée des anciens combattants. L'enflure des paroles dispensa de la solidité des pensées. Il y eut trop de médailles, trop de rubans, trop de défilés, trop de pensions aussi, un petit commerce avilissant de vanité." (1er janvier 1944)
Un des anciens élèves de Guéhenno, devenu chef de maquis, passe quelques jours à Paris : "Il m'interroge, il voudrait savoir si les Français sont dignes de cette souffrance que ses camarades assument pour eux, s'ils en valent la peine." (18 février 1944) - Vaste question !
Et pour finir, presque à la conclusion du Journal : "Les grands mots sont les mots vrais. C'est là ce que nous avons appris dans les épreuves." (21 août 1944)
Guéhenno connaît son attirance pour les grands mots, et les dangers de celle-ci, ainsi que le montrent les extraits que j'ai choisis. Je vous citais de mon côté récemment la phrase de Karr : "Défiez-vous des mots sonores : rien n'est plus sonore que ce qui est creux". Il reste qu'à cette période de Libération ces mots ont eu un sens - comme il est possible qu'ils aient eu un sens en Tunisie il y a quelque temps. Mais, "les intellectuels [ayant] réduit les choses qu'ils nomment à leur seul usage", nous ne savons plus ce que certains mots veulent dire, ou plutôt ces mots n'ont plus de sens pour nous. C'est un de nos problèmes, parmi d'autres... Comme disait Léo :
"La parlote ça n'est pas un détonateur suffisant
Le silence armé, c'est bien, mais il faut bien fermer sa gueule...
Toutes des concierges !.." - On n'en sort pas !
Libellés : Aubigné, Ferré, Guéhenno, Karr, Montaigne, Mussolini, Russell, Wittgenstein
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