mardi 4 août 2009

"Le blanc est une couleur", nom de Dieu !

crumb


Alleluiah ! J'avais égaré mon exemplaire de l'Orthodoxie de Chesterton, et, avant de partir en vacances (loin d'internet, loin de vous, pendant quelques jours ce fut pour le moins agréable), cherchant un autre livre que jamais je ne trouvai, j'ai remis la main dessus. Du coup je l'ai relu de A à Z, du coup en voici un long extrait (je rappelle que j'ai déjà évoqué, avec Chesterton, les notions de « surhomme » et de « tolstoïen », que vous retrouverez ici):

"Prenez, par exemple, la modestie, cet équilibre entre ce qui n'est qu'orgueil et ce qui n'est que prosternation. Le païen ordinaire, comme l'agnostique ordinaire, se bornerait à dire qu'il est content de lui, mais non insolemment satisfait de lui-même, qu'il y en a beaucoup de meilleurs que lui et beaucoup de pires, que ses mérites sont limités mais qu'il veillera à en recevoir la juste récompense. En somme, il marchera tête haute, mais non pas nécessairement le nez au vent. C'est là une position virile et rationnelle, mais (...) étant un mélange de deux choses, elle est une dilution de deux choses : aucune d'elles n'est présente dans toute sa force, aucune d'elles ne contribue à lui donner tout son éclat. Ce bel orgueil n'élève pas le coeur comme le son des trompettes ; on ne peut, grâce à lui, aller vêtu de pourpre et d'or. D'autre part, cette douce modestie rationaliste ne purifie pas l'âme par le feu et ne la rend pas claire comme le cristal ; elle ne fait pas, comme le ferait l'humilité stricte et rigoureuse, d'un homme un petit enfant, assis au pied de l'herbe. Elle ne lui fait pas lever la tête et voir les merveilles ; car Alice doit devenir petite pour devenir Alice au Pays des Merveilles. Ainsi la modestie rationaliste perd à la fois la poésie d'être fière et la poésie d'être humble. Le christianisme a tenté (...) de les sauver l'une et l'autre.

Il a séparé les deux idées, ensuite il leur a donné à chacune plus d'ampleur. L'Homme dut être plus fier qu'il ne l'était auparavant ; et il dut être plus humble qu'il ne l'avait jamais été. Dans la mesure où je suis Homme, je suis le chef des autres créatures. Dans la mesure où je suis un homme, je suis le chef des pécheurs. Toute forme d'humilité qui signifiait pessimisme, qui signifiait que l'homme avait de toute sa destinée une vision vague et étroite - tout cela devait disparaître. Nous ne devions plus entendre l'Ecclésiaste gémir que l'humanité n'avait aucune prééminence sur la brute, ni Homère chanter que l'homme était la plus triste de toutes les bêtes des champs. L'homme était une statue de Dieu marchant dans le jardin. L'homme avait la prééminence sur tous les animaux ; l'homme était triste uniquement parce qu'il n'était pas une bête mais un dieu tombé. Les Grecs avaient parlé de l'homme rampant sur la terre comme s'il s'y cramponnait. Désormais, l'Homme devait fouler la terre comme pour la soumettre (to tread on the earth as if to subdue it). Le christianisme avait ainsi de la dignité de l'homme une idée que pouvaient seules exprimer les couronnes aux rayons lumineux comme des soleils et les éventails de plumes de paon. Mais, dans le même temps, le christianisme avait de l'abjecte petitesse de l'homme une idée que pouvaient seuls exprimer des jeûnes et des actes de soumission fantastiques, les cendres grises de saint Dominique ou les neiges blanches de saint Bernard. Quand on venait à réfléchir sur soi-même, une perspective et un vide s'ouvraient assez grands pour accueillir n'importe quelle somme d'abnégation morose et d'amère vérité. Là, le gentleman réaliste pouvait se laisser aller au désespoir - aussi longtemps qu'il ne désespérait que de lui. Il y avait un terrain de jeux ouvert pour l'heureux pessimiste. Il pouvait dire tout ce qui lui plaisir contre lui-même, à condition de ne pas blasphémer contre le but original de son être ; se traiter de sot à sa guise et même de damné sot - à la manière des calvinistes [1] - ; mais il ne devait pas dire que les sots ne valent pas la peine d'être sauvés. Il n'avait pas le droit de dire qu'un homme, parce qu'il est homme, peut être sans valeur. Ici encore, le christianisme a surmonté la difficulté de concilier deux contraires en les gardant tous deux et en les gardant tous deux en toute leur violence (the difficulty of combining furious opposites, by keeping them both, and keeping them both furious). L'Église a été positive sur les deux points. On ne peut guère s'estimer trop peu. On ne peut guère trop estimer son âme. (...)

Célébrant le bien, saint François pouvait se montrer optimiste plus vibrant que Walt Whitman. Dénonçant le mal, saint Jérôme pouvait peindre un monde plus noir que celui de Schopenhauer. Les deux passions étaient libres parce que toutes deux étaient maintenues à leur place. (...)

Ainsi, les doubles accusations des sécularistes (...) jettent sur la foi une lumière réelle. Il est vrai que l'Église historique a exalté à la fois le célibat et la famille ; qu'elle a été à la fois farouchement pour la procréation d'enfants et farouchement pour la non-procréation d'enfants. Elle a maintenu ces deux positions côte à côté comme deux couleurs vives, rouge et blanc, comme le rouge et le blanc de l'écu de saint Georges. Elle a toujours manifesté une saine horreur du rose.


6a011570821e68970b01157050afde970c-500wi


6a011570821e68970b01157145d63d970b-500wi


Elle hait ce mélange de deux couleurs, faible expédient auquel recourent les philosophes. Elle hait cette évolution du noir au blanc qui donne le gris sale.


Liberian-Girl

(Évidemment...)


En fait, toute la thèse de l'Église sur la virginité tient à ceci que le blanc est une couleur ; et non pas seulement l'absence d'une couleur. Tout ce que j'allègue ici est que le christianisme s'est presque toujours efforcé de conserver les deux couleurs, ensemble mais pures (to keep two colours coexistent but pure). (...)

Ainsi en va-t-il des accusations contradictoires portées par les anti-chrétiens au sujet de la soumission et des massacres. Il est exact que l'Église a dit à certains hommes de combattre et à d'autres de ne pas combattre ; et il est exact que ceux qui combattaient frappaient comme la foudre et ceux qui ne combattaient pas restaient figés comme des statues. Tout cela signifie simplement que l'Église préférait utiliser ses surhommes et utiliser ses tolstoïens. Il doit y avoir quelque chose de bien dans la vie des combattants puisque tant d'hommes bien ont aimé être soldats. Il doit y avoir quelque bien dans l'idée de non-résistance puisque tant d'hommes bien semblent aimer être quakers. Tout ce que fit l'Église fut d'empêcher - autant que possible - l'une de ces deux choses bonnes d'évincer l'autre [2]. Elles ont existé côte à côte. Les Tolstoïens, ayant tous les scrupules des moines, se sont tout simplement faits moines. Les Quakers sont devenus un club au lieu de devenir une secte. Les moines ont dit tout ce que dit Tolstoï ; ils se sont répandus en lamentations sur la cruauté des batailles et la vanité de la vengeance. Mais les Tolstoïens n'ont pas tout à fait ce qu'il faut pour gouverner le monde entier (not quite right enough to run the whole world) ; et aux époques de foi, il ne leur fut pas permis de gouverner (in the ages of faith they were not allowed to run it, il me semble que le sens n'est pas le même, note de AMG). Le monde n'a perdu ni la dernière charge de Sir James Douglas ni la bannière de Jeanne la Pucelle. Et il arrivait que cette pure douceur et cette pure violence se rencontrent et justifient leur jonction ; le paradoxe de tous les prophètes s'accomplissait et dans l'âme de saint Louis le lion reposait près de l'agneau. Mais n'oubliez pas que ce texte a été interprété trop à la légère. Pour beaucoup, en particulier pour les adeptes de Tolstoï, le lion qui repose à côté de l'agneau devient semblable à un agneau. Mais ce serait de la part de l'agneau une annexion brutale, un acte d'impérialisme. L'agneau absorberait tout bonnement le lion au lieu de se faire dévorer par lui. Le vrai problème qui se pose est celui-ci : un lion peut-il reposer près de l'agneau et retenir sa royale férocité. Tel est le problème que l'Église a abordé ; tel est le miracle qu'elle a accompli." (Gallimard, coll. « Idées », pp. 141-149)

Un tel texte (vous trouverez l'original anglais ici) pose de multiples questions, nous en aborderons certaines à l'occasion.

Petits changements de rentrée de vacances : le site de M. Aliéné étant inactif depuis maintenant un an, je le supprime des liens, pour le remplacer par deux « autorités » assez dissemblables (non sans rapports d'ailleurs, sans pousser trop loin l'analogie, avec le texte de Chesterton - disons qu'on a affaire ici à Luc et à Jean...), Marcel Gauchet et Laurent James (attention, il y a deux adresses différentes). J'ai par ailleurs hésité à ajouter le site de Égalité et réconciliation, que je consulte quotidiennement, mais je préfère éviter - bien que je pense que mes lecteurs habituels ne m'imaginent pas inféodé à un parti politique, fût-il aussi hybride que cette association - de faire figurer ici un site - et un seul - à peu près exclusivement politique, au sens courant du terme. Le fait que j'y renvoie périodiquement me semble pour l'heure une reconnaissance de dette suffisante.

La phrase du jour, pour finir, trouvée dans un texte d'Alain de Benoist consacré à Jean Cau, où celui-ci explique : de Gaulle "m'a plu parce qu'il disait : quand vous avez des problèmes, montez vers les sommets." Alleluiah !


[1]
Chesterton écrit : though that is Calvinistic, autrement dit, et avec un esprit péjoratif : bien que ce soit un point là de vue calviniste.

[2]
Quelque temps après la publication de Orthodoxie (1909), la Grande Guerre allait, par les exemples conjoints de Wittgenstein et Russell, donner une illustration frappante de ces deux attitudes, guerrière et quaker. Le premier s'engagea dans l'armée, et lors d'une mission non seulement risqua sa vie mais sembla défier, provoquer la mort ; le second s'engagea dans le pacifisme et se retrouva en prison. En mettant de côté le goût de Russell pour les grandes phrases (et d'ailleurs, aussi, celui de Wittgenstein pour une certaine pose et un patriotisme teinté de masochisme et de décandentisme), on est je crois obligé de constater l'ambiguïté suivante : historiquement, Russell était loin d'avoir tort de s'opposer à ce grand holocauste de l'Europe que fut la Première Guerre mondiale. Mais, même s'il a indéniablement payé de sa personne, il lui manquera toujours ce qu'a fait Wittgenstein : à un instant t, prendre le risque de mourir.

Libellés : , , , , , , , , , , , , ,