samedi 19 mars 2011

"On vivait dans le contraste..."

Peut-être y a-t-il un peu de confusion, ou du moins un aspect « poupées russes » dans ce qui suit, je vais essayer de présenter clairement cet enchaînement de remarques. La citation d'ensemble est issue du livre de Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français (Vrin, 2004). Durant ce passage, S. Audier suit le fil d'une analyse développée par Raymond Aron dans Les désillusions du progrès (Gallimard, 1969), au cours de laquelle celui-ci met en regard l'oeuvre de Tocqueville et le livre de Philippe Ariès L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime (Seuil, 1960), livre qui a par ailleurs influencé Michel Foucault pour son Histoire de la folie (1961). Les notes sont de Serge Audier. J'abrège, sans signaler mes coupures, certains passages en note, justement, m'efforçant de préserver la profusion d'idées diverses qui me paraît constituer l'intérêt de cette séquence. Je souligne deux idées qui me plaisent particulièrement en fin de texte, avant de me permettre quelques commentaires.

"Un examen approfondi des thèses de Tocqueville sur la famille montre la pertinence et les limites de sa conception de la modernité. Le diagnostic de Tocqueville opposant la famille démocratique de l'avenir, fondée sur l'égalité, à la structure hiérarchique de la famille aristocratique ou même bourgeoise, doit en effet, selon Aron, être fortement complexifié, si on le confronte aux travaux de l'historien Philippe Ariès. Comme on le sait, l'auteur de L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime se propose d'expliquer comment s'est formée la famille moderne sous l'Ancien Régime, selon un modèle élaboré par la bourgeoisie. Certes, Aron laisse entendre que bien des acquis des recherches d'Ariès confirment les intuitions de Tocqueville. Ainsi, Ariès montre que la famille moderne naît aux XVIIe et XVIIIe siècles avec un souci nouveau pour les enfants et leur éducation : le « sentiment moderne de la famille » se caractérise par une « affectivité nouvelle » répondant manifestement à une exigence égalitaire, puisque la « préparation à la vie » devient une tâche qui ne se limite pas à l'aîné et qui, même, à la fin du XVIIe siècle, commence à concerner les filles.

De ce point de vue, la prévision de Tocqueville semble en partie corroborée. En même temps, la mutation égalitaire de la famille s'accompagne selon Ariès d'une transformation dans les rapports entre les groupes sociaux qui, paradoxalement, ne va nullement dans le sens de l'homogénéisation sociale. En effet, Ariès souligne que l'enfant peut être considéré à la fois comme bénéficiaire et victime de l'affection familiale : la famille et l'école le soustraient du monde des adultes et tendent à l'enfermer dans un milieu « disciplinaire » étroit et isolé [1]. Telle est, plus généralement, l'évolution de la famille bourgeoise, qui retire de « la vie commune » non seulement les enfants, mais aussi les adultes. Où l'on voit que le « sentiment moderne de la famille » marque une double mutation qui valorise désormais à la fois, et selon une même logique profonde, le besoin « d'intimité » et celui « d'identité » sociale - évolution qui n'aurait pas véritablement d'équivalent dans la noblesse, et encore moins dans les « classes populaires » [2].

Ariès aurait ainsi parfaitement fait ressortir, selon Aron, le lien entre le « sentiment de la famille » et le « sentiment de classe ». Le développement de la figure moderne de la famille s'accompagne en effet, à suivre ses analyses, du refus manifesté par la bourgeoisie de se mêler aux classes populaires. Alors qu'il fut un temps, précise Aron, où « l'extrême diversité des conditions était acceptée sans protestation ni répugnance » [3], la bourgeoisie désormais ne supporte plus la pression de la multitude et fait en quelque sorte sécession. Notons que, dans son analyse, Aron n'interprète pas cette sécession comme une résurgence du modèle traditionnel, mais tâche au contraire, paradoxalement, de l'expliquer par la dynamique égalitaire elle-même. Car pour comprendre selon quelle logique la bourgeoisie se sépare de la multitude, on doit avoir à l'esprit le fait que les hiérarchies ne vont plus désormais de soi. Ariès explique en effet que la bourgeoisie, face aux inégalités de toute espèce, adopte une attitude inédite : « la juxtaposition des inégalités, jadis naturelle, lui devenait intolérable : la répugnance du riche a précédé la honte du pauvre » [4]. Si Aron cite ce texte, c'est manifestement parce qu'il corrobore son jugement sur la grandeur et les limites de la prophétie tocquevillienne : bien que les sociétés modernes soient foncièrement égalitaires, elles ne sont nullement devenues homogènes, car, du fait même de la nouvelle légitimité démocratique tendent à se reconstituer et même à se renforcer des inégalités entre les groupes sociaux. Ainsi Aron interprète-t-il et prolonge-t-il les analyses d'Ariès d'une manière tout autre que ne l'avait fait Foucault dans l'Histoire de la folie à l'âge classique : c'est à la lumière de la dynamique égalitaire de la modernité qu'il entend rendre compte des nouvelles formes d'exclusion. Autrement dit, si les bourgeois ne tolèrent plus ce qu'Ariès appelle « le rapprochement baroque des conditions les plus écartées », si le lépreux (ou le fou) se trouve désormais mis à l'écart, ce n'est pas du fait de ce qu'Ariès lui-même appelle parfois « l'intolérance à la diversité », ou en raison d'un grand partage coïncidant avec l'avènement d'une modernité fondamentalement répressive, mais bien parce que la différence suscite désormais un malaise, dans la mesure où elle se trouve à présent perçue sur un fond d'égalité." (p. 104-106)


[1]
Voir l'analyse d'Ariès concernant le passage de l'apprentissage à l'école comme moyen d'éducation : « cela veut dire que l'enfant a cessé d'être mélangé aux adultes et d'apprendre la vie directement à leur contact (…) il s'est séparé des adultes, et maintenu à l'écart dans une manière de quarantaine, avant d'être lâché dans le monde. Cette quarantaine, c'est l'école, le collège. Commence alors un long processus d'enfermement des enfants (comme des fous, des pauvres et des prostituées) qui ne cessera plus de s'étendre jusqu'à nos jours et qu'on appelle la scolarisation. »

[2]
Les désillusions du progrès, p. 109. Ariès résume son propos en affirmant que, contrairement à la famille du XVIIe siècle, qui conserve encore « une énorme masse de sociabilité » - même si la rupture avec le modèle traditionnel est déjà engagée -, la famille moderne « se retranche du monde, et oppose à la société le groupe solitaire des parents et des enfants », toute l'énergie du groupe étant « dépensée pour la promotion des enfants, chacun en particulier, sans aucune ambition collective : les enfants, plutôt que la famille ».

[3]
Sur ce mélange des conditions, voir parmi les nombreuses observations d'Ariès : « les fils de famille persistaient encore au XVIIe siècle à remplir des fonctions domestiques qui les rapprochaient du monde des serviteurs, en particulier le service à table ». Ariès décrit d'ailleurs les relations entre maître et serviteur sur un mode qui n'est pas sans évoquer les analyses de Tocqueville, même s'il ne le cite pas : « il demeurait toujours entre maîtres et serviteurs, quelque chose qui ne se réduisait ni à l'observation d'un contrat ni à l'exploitation d'un patron : un lien existentiel qui n'excluait pas la brutalité des uns, la ruse des autres, mais qui résultait d'une communauté de vie de presque tous les instants ».

[4]
P. Ariès, cité par Aron. Voir l'analyse d'Ariès sur le caractère des relations sociales avant l'avènement de la famille moderne : « on vivait dans le contraste, la grande fortune côtoyait la misère, le vice la vertu, le scandale la dévotion. Malgré ces stridences, cette bigarrure ne surprenait pas ; elle appartenait à la diversité du monde qu'il convenait d'accepter comme une donnée naturelle. Un homme ou une femme de qualité n'éprouvaient aucune gêne à visiter dans leurs somptueux habits les misérables des prisons, des hôpitaux, ou des rues, presque nus sous leur haillon. La juxtaposition de ces extrêmes ne gênait pas plus les uns qu'elle n'humiliait les autres ».


(Je reprends la main.) Tout ceci ne peut que me faire penser à ce que j'ai appelé le paradoxe de Murray-Wittgenstein, je me cite : "On a plus de chances d'avoir un comportement d'homme libre en posant la règle comme extérieure à soi (la Loi divine, par exemple), ce qui permet dans une certaine mesure de ruser avec elle, qu'en la posant en soi (le protestantisme, la loi morale kantienne), ce qui est une bonne manière d'être en permanence esclave." L'Ancien Régime n'avait rien du paradis sur terre, mais il avait au moins cet avantage, en faisant porter beaucoup de choses au bon Dieu, de débarrasser les hommes de nombreux soucis. On répondra - ce sera l'objet peut-être de notes ultérieures - que la démocratie a en contrepartie l'avantage, en remettant en cause les hiérarchies dites naturelles, d'obliger les gens à se poser des questions, à évoluer. Il se peut, mais méfions-nous des « contreparties », je veux dire des fausses symétries. Ce qu'on perd d'un côté on ne le gagne pas nécessairement de l'autre et réciproquement. Sautons quelques paragraphes dans le livre de S. Audier et voyons en effet les conséquences que tire Aron de la démonstration précédente :

"Loin d'être parvenues à une égalité réelle, les sociétés modernes sont et demeureront le lieu de conflits entre groupes en grande partie hétérogènes. (…) En s'en tenant (…) à l'idée d'un processus foncièrement homogène - sans méconnaître l'importance de certaines inégalités -, Aron estime que Tocqueville a manqué la dialectique de l'égalité : « il suffit qu'une sorte d'égalité soit obtenue pour que surgisse une nouvelle revendication. L'égalité juridique n'est rien sans l'égalité économico-sociale. Or celle-ci demeure impossible, même en une société ethniquement homogène. Cette inégalité, compatible avec l'idéal de la société moderne si elle avait un caractère strictement individuel, apparaît toujours collective en son origine, sociale, nationale ou raciale. Aussi, bien loin de se desserrer, les liens de la nation, de la race, et parfois de la classe tendent à se renforcer. Nationalisme et racisme sortent spontanément d'une civilisation démocratique qui détruit les communautés closes, fait de chaque individu le membre d'un groupe et incite chaque groupe à comparer son sort à celui des autres groupes. »." (pp. 107-108, les italiques sont de S. Audier.)

A la vérité, n'ayant pas le texte des Désillusions du progrès sous la main, je ne suis pas certain de comprendre exactement le raisonnement de R. Aron, ou que la façon dont je le comprends soit exactement conforme à ses intentions. Il me semble que c'est une sorte de variation sur l'idée de Louis Dumont de l'individualisme moderne comme « hanté par son contraire », le holisme : l'individu moderne sent bien que la société agit toujours, qu'il y a du social ; de plus, cela peut lui permettre, s'il est en bas de l'échelle, de trouver un justificatif, plus ou moins fondé en réalité selon les cas, à son échec. D'où deux raisons pour lui à voir dans l'inégalité un phénomène collectif, la conscience qu'elle l'est en partie, sa mauvaise conscience individuelle par rapport au fait qu'il se trouve du mauvais côté du manche.

Plus profondément, Aron attire l'attention sur ce fait qui me semble fondamental : à partir du moment où l'idéologie de la société est égalitaire, la différence devient un problème, au lieu d'être un donné.

Nous y reviendrons, d'une manière ou d'une autre. Il y aurait notamment, peut-être, quelque chose à creuser du côté du sentiment de la honte et de l'humiliation évoqué par Ariès et qui me rappelle la notation à ce sujet de Nietzsche via Guéhenno : "Épargnez à tout homme la honte.", notation dont j'ignore le contexte. - La honte comme sentiment profond de l'individu démocratique ?


(La honte en tout cas d'être Français ces jours-ci. Sarkolordure réussit à faire regretter Chirac y compris dans ses aspects moins reluisants, à savoir la fidélité, contre vents et marées, à des tyrans africains : fidélité à des assassins, mais fidélité quand même, là où Sarkolapute prend l'argent, taille des pipes,


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(d'autres photos de ce genre ici…)

avant de lâcher le miché et même d'aller aider à lui arranger le portrait dès qu'il a un problème. Quant à la thématique si saine d'un Rioufol entre autres, cette espèce de chantage humanitaire à l'immigration, cette adaptation de l'ingérence bien-pensante à la montée de Marine Le Pen, sur le thème : par pitié pour le bronzé, allons lui casser la gueule là-bas pour éviter qu'il nous envahisse ici, elle se passe de commentaires. Enfin, Sarkolecon est d'un extrémisme caricaturant les défauts français bien connus : dernier à réagir sur la Tunisie, où les choses étaient assez simples, il se précipite sur la Libye, où la situation est bien plus complexe. La façon même dont on a retourné sa veste concernant Khadafi et dont on pousse à l'ingérence en Libye montre clairement que le soutien à Ben Ali relevait bien plus de l'indifférence et de l'incompréhension à l'égard de la révolte tunisienne que de la fidélité sus-mentionnée ou du refus de l'ingérence. Il est indéniable que Kadhafi a la main militaire plus lourde que Ben Ali, mais s'il suffisait qu'un régime ami de la France sorte quelques canons, éventuellement made in France d'ailleurs, pour que Sarkolystérique pousse des cris de harpie, cela se saurait… Comme disait Léo : de quoi dégueuler, vraiment !)

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