Les deux mâchoires du piège.
Dans les livres de Jean-Raymond Tournoux comme La tragédie du Général (Plon, 1967), on sent à quel point de Gaulle se débattait avec les conditions réelles d'exercice de son pouvoir. Le décalage entre sa « certaine idée » de la France et ce qu'il lui est arrivé de penser de ces « veaux » de Français, joint à la conscience que, en dépit de tout, il faut bien de ceux-ci pour continuer à faire celle-là, font que de Gaulle navigue au fil des mois et des années entre mélancolie, résignation, regain d'espoir, cynisme, réalisme... Il est nécessaire de raconter des bobards aux Français, c'est inévitable, parce que la France est devenue bien faible par rapport à ce qu'elle a pu être et que les Français ne peuvent l'admettre. De Gaulle parfois se dit que c'est avec ces bobards que l'on peut reconstruire quelque chose qui a son intérêt, parfois semble au contraire considérer qu'en réalité il est tout juste bon à servir aux « veaux » ce qu'ils veulent entendre, pendant que la modernisation de l'économie, c'est-à-dire la mise en place de « l'État-UDR », se fait, que les petits copains s'en mettent plein les poches, après moi le déluge.
De Gaulle était cynique parce qu'un homme politique l'est nécessairement, a fortiori lorsqu'une partie de son activité consiste à lécher le cul de Popu pour avoir ses voix, ce qui est humiliant pour tout le monde.
- "Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné des idées démocratiques", écrit Proust pour expliquer pourquoi Saint-Loup ne veut pas se présenter à des élections. En vérité, comment ne pas finir par mépriser Popu, même si ce n'est pas le cas au départ, quand on passe sa vie à lui faire des courbettes tout en entendant les conneries qu'il est capable de raconter ? Peut-on arriver au bout d'une carrière d'homme politique démocrate sans mépriser le peuple ? Cela ne doit pas arriver bien souvent. (Ce serait d'ailleurs un argument en faveur des principes de rotation chers au cher Chouard.)
C'est ici que le cynisme gaullien prend son tour particulier. De Gaulle n'avait certes rien d'un dictateur, même s'il y aurait beaucoup à dire sur son rapport au pouvoir judiciaire (de ce point de vue N. Sarkozy est assez gaulliste), mais on peut émettre l'hypothèse que pour continuer à aimer la France et pour parvenir à supporter le peuple qui hélas va avec, il lui valait mieux ne pas trop fréquenter celui-ci, et surtout ne pas lui demander trop souvent ses faveurs. Si l'on ajoute à cela une conscience affûtée des contraintes traditionnelles de l'art politique, démocratie ou pas démocratie, on obtient un curieux mélange. Un régime, la Ve République, qui repose sur beaucoup d'esbroufe et de mensonge, mais dont son fondateur estimait que ce mensonge seul pouvait lui permettre d'atteindre ou de se rapprocher de certains buts qui lui semblaient nobles.
C'est dans le domaine de la politique étrangère, dont on sait bien qu'il n'est pas celui qui coexiste le plus aisément avec les nécessités usuelles d'une démocratie (comment cacher son jeu à ses partenaires / adversaires si vous devez tout expliquer à Popu ?), que cette ambivalence a été la plus nette. Il est indéniable que de Gaulle a parfois fait chier les Américains, mais il est tout aussi indéniable qu'il a laissé ceux-ci utiliser la position particulière de la France dans le « bloc de l'Ouest » pour lui faire faire le sale boulot qu'ils ne pouvaient faire eux-mêmes. (Je pense notamment à la merveilleuse collaboration entre la France, Israël et l'Afrique du Sud pour refiler des éléments de technologie nucléaire à certains pays, pendant la guerre froide, sans que les États-Unis aient l'air d'y être pour quelque chose.) La sortie de l'OTAN est un acte à la fois anti-américain et pro-américain. De même, les bobards sur la grandeur de la France sont des bobards mais sont aussi ce qui pouvait permettre à terme à la France de moins vivre de bobards.
Le moins que l'on puisse dire est qu'il s'agissait d'un équilibre fragile. Déjà le fondateur du régime, d'une façon très française, avait parfois tendance à tomber dans une sorte de masochisme rageur à l'égard de son peuple, sur le thème : puisque tout ce qu'ils veulent c'est de belles bagnoles, on va leur en donner, oublions tout le reste, ils n'auront que ce qu'ils méritent. Ils veulent les bagnoles sans vouloir construire les routes, amenons du bicot pour les construire, construisons les tours pour loger le bicot en question, ça tombe bien, les copains promoteurs ne demandent que ça, etc.
("Sire Dieu, donnez-nous que nous puissions mépriser la prospérité de ce monde", aurait prié Saint Louis sur son lit de mort…)
Et bien sûr, après la mort du Général, les choses ne vont pas s'arranger. Par-delà ce genre de sautes d'humeur, et si l'on veut rester positif et donner du crédit à de Gaulle, on peut dire, pour résumer ce qui précède, qu'il a cherché à utiliser certains mensonges consubstantiels à la politique telle qu'elle se pratique ailleurs que dans les livres de Pierre Clastres ou dans la tendance « gauchiste / Bisounours », ainsi que certains mensonges liés à la situation de la France telle qu'il avait à l'affronter quotidiennement (l'illusion d'une vraie indépendance française à l'égard des États-Unis), pour, éventuellement, petit à petit, aboutir à une vérité qui soit moins pathétique que ce que les mensonges en question dissimulaient.
Il est bien clair que Georges « Rothschild » Pompidou et Valéry « Oui, mais » Giscard d'Estaing n'avaient pas ce genre de préoccupations sous-jacentes. En bonne logique, ils gardèrent les moyens mais pas la fin, utilisèrent donc tout ce qui est mensonge, structurel et conjoncturel, et laissèrent tomber ce qui pouvait permettre d'espérer en sortir un jour. L'abandon par un Giscard de tout ce qui relevait du mythe gaullien n'est pas de ce point de vue un traitement salutaire d'un aveuglement collectif, il est la mise au rancart de ce qui, malgré son ambiguïté, pouvait rester un moyen de faire avancer les choses.
Enfin Mitterrand vint. - Et c'est à partir de cette arrivée au pouvoir de ce que l'on appelle la gauche, et plus précisément à partir de 1983, quand dans un mouvement de balancier radical lui aussi assez français, le Président renonça d'un coup à tous les projets qu'il avait portés, que s'esquisse puis s'installe un système de mensonge à deux têtes qui est encore celui dans lequel, à peu près trente ans après, nous « vivons ».
Pour le dire vite, se met alors en place une répartition des rôles simple : une gauche qui privatise et une droite qui ouvre les frontières aux immigrés. Un vieil axiome de la politique établit que n'accomplira jamais aussi bien un programme que celui dont on pense qu'il lui est opposé, et qui appartient au camp opposé à ce programme, puisqu'il désarme par son action à la fois ses amis, qui ne se méfient pas et/ou n'osent pas l'attaquer, et ses adversaires, qui sont trop contents de le laisser faire. La Ve République a donc fini par faire de cet axiome, de cette ruse, un principe général de gouvernement.
Déjà sous de Gaulle la Ve République droitière n'était pas avare en matière d'importation de main-d'oeuvre étrangère, une tendance qui n'ira qu'en s'accentuant - regroupement familial sous V. Giscard d'Estaing, records d'immigration sous N. Sarkozy -, jouer les Matamores et défoncer les portes des églises n'y changeant rien. De l'autre côté, nul besoin d'épiloguer sur les privatisations menées par Pierre « Happiness is a warm gun » Bérégovoy, puis par L. Jospin et son ministre D. Strauss-Kahn, lequel serait revenu pour nous la mettre bien profond s'il n'avait pas essayé entretemps de la mettre bien profond dans la bouche de N. Diallo (foin d'élégance, (en)filons la métaphore : le trou du cul de la France fut provisoirement sauvé par la bouche d'une négresse), etc.
(J'ignore la provenance précise de cette image assez frappante, qui m'a fait penser aux putes des bordels algériens pendant la guerre d'indépendance, lesquelles s'inséraient une lame de rasoir dans le vagin pour mettre à mal la virilité française... La femme occidentale moderne qui se met à copier la prostituée algérienne d'il y a cinquante ans, je ne sais pas s'il y a une conclusion à en tirer.)
Après, on peut être pour ou contre tout ce qu'on veut, là n'est pas la question. On peut aussi très con, comme mon ami Ivan Rioufol, qui déblatère à longueur de temps sur les immigrés et la « fracture identitaire », pour finir par revoter, « malgré tout », pour le Président qui sans relâche laisse entrer en France immigrés légaux et clandestins. Étant entendu que cette connerie peut aussi être du machiavélisme, ainsi que, et plus probablement, une certaine façon d'admettre que c'est de cette façon que fonctionne le système qui me fournit mon beefsteak (hallal, of course) - c'est le Figaro de Dassault qui me paie, on lèche la main qui vous nourrit, et M. Dassault a toujours besoin de plus d'immigrés...
Mais revenons à un point de vue plus général. En ayant toujours à l'esprit les contraintes inhérentes à la politique, notamment « démocratique », on peut dire qu'il y avait au début de la Ve République un (boni)menteur à qui il arrivait de mentir pour une bonne cause (c'est-à-dire qui mentait, mais parfois pour une bonne cause) ; lui ont succédé deux menteurs sans vergogne, du même camp idéologique, au moins officiellement. Après quoi et 1981, le jeu s'est compliqué : d'autres partenaires sont arrivés, d'autres domaines (le rôle de l'État dans l'économie) sont devenus matière à discussion, et donc matière à échange de contre-vérités. On a par conséquent établi une division du travail des mensonges. Nous en sommes là.
Il serait illusoire autant que faux cul
(pourquoi l'expression « vrai cul » n'existe-t-elle pas ? "Elle a été vrai cul dans cette histoire, j'ai apprécié..." ; "Poutine, on en pense ce qu'on en veut, mais c'est un vrai cul, ce gars-là...", etc. - si le cul peut être faux il peut être vrai, pourquoi se priver d'une telle vérité ?)
...autant que faux cul, disais-je, de nier l'influence d'Alain Soral sur ce qui précède, même si je suis plus critique que lui sur le gaullisme (pour un point de vue plus négatif, au fait, cf. M. Amer), de même que je ne pourrais guère ne pas admettre qu'il y a ici un côté Marine Le Pen - Nicolas Dupont-Aignan. Pour que les choses soient claires, précisons donc que, après relecture, je ne changerai pas une ligne à ce que j'écrivais en novembre dernier sur l'éventuel rôle que peut jouer Mme Le Pen dans l'élection à venir : tout au plus pourrais-je ajouter que je suis encore plus dubitatif qu'à l'époque. Donc, débrouillez-vous.
- De toutes façons,
et même s'il n'exclut pas d'autres initiatives, le bonheur individuel reste la meilleure forme de militantisme.
Libellés : Bouteille à l'amer, Chouard, Clastres, Dassault, de Gaulle, Giscard, Malherbe, Marine Le Pen, Mitterrand, Pompidou, Proust, Rioufol, saint Louis, Sarkozy, Soral, Tournoux
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