"L'homme blanc a toujours une montre, mais il n'a jamais le temps."
"Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une oeuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.
Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ?"
Ce raisonnement de Baudelaire sur la notion de progrès, issu d'un texte que je vous ai souvent cité, on peut l'appliquer, avec quelques aménagements, à la notion de gain de temps.
Si l'on n'a compris quelque chose que lorsque l'on est capable de le formuler avec clarté, alors je viens juste de comprendre quelque chose que je trouve évident, et que d'une certaine manière j'ai compris il y a longtemps… - mais que, donc, je ne m'étais jamais vraiment exprimé à moi-même avec la clarté (cartésienne ?) nécessaire. Allons-y donc, Baudelaire aidant : si pour aller de Paris à Marseille vous prenez le TGV au lieu d'une calèche, il y a gain de temps ; cela est clair. Si une femme utilise une machine à laver pour faire son linge au lieu que de devoir se rendre au lavoir, il est certain qu'elle a gagné du temps. Si je peux faire en quelques secondes un "copier-coller" d'une citation de Baudelaire prise quelque part dans l'univers Google, là où un moine copiste aurait dû, après trouvé le manuscrit, le recopier ligne à ligne, en ménageant encre et papier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable.
Mais où est, je vous prie, la garantie d'un gain de temps global pour tous ? - Laissons-là la lettre de Baudelaire, gardons son esprit avec nous, et continuons le raisonnement. Non seulement il est faux de croire que, parce que, sur des points et dans des domaines précis on gagne indéniablement du temps, l'on aurait plus de temps dans la journée, mais c'est même le contraire : l'intégrale de ces indéniables gains de temps dans des domaines précis n'aboutit qu'à des journées où l'on n'a jamais de temps, où l'on n'a jamais le temps. Etre toujours pressé, c'est ne jamais avoir de temps. La leçon de J.-L. Godard à F. F. Coppola, au début des années 80, quand la vidéo a fait son apparition, n'a pas été retenue : JLG expliquait que c'est justement parce que la vidéo est plus rapide d'utilisation qu'une caméra 35mm et ses conséquences (développement, passage à la table de montage…) qu'il faut travailler plus lentement. C'est justement parce que l'aspect proprement matériel de la tâche est plus vite liquidé que cela doit permettre de dégager plus de temps pour l'aspect spirituel. Dans le cinéma comme partout ailleurs, c'est évidemment le contraire qui se passe.
- Souvenir personnel. J'ai réalisé deux courts-métrages dans une vie antérieure, le premier monté sur une bonne vieille table - qui d'ailleurs avait peut-être été utilisée par JLG himself pour Loin du Vietnam, c'est du moins ce que certains recoupements permettaient d'espérer et que je ne demandais qu'à croire -, le second sur ce qu'on appelait à sa naissance le montage virtuel. Je me souviens avoir été très sensible à cette différence qui faisait que, sur la table de montage Atlas, lorsque je demandais au monteur une modification, le temps incompressible que cela lui prenait me permettait de réfléchir tranquillement, alors que, sur Avid, j'avais à peine le temps de commencer à réfléchir à ce que je venais de voir ou à ce que j'allais maintenant voir, que la modification demandée était effectuée. En gros : le temps dont j'avais besoin pour mon propre travail se voyait désormais, alors qu'il était auparavant en partie dissimulé par la plus grande lenteur du travail sur Atlas. D'où la tentation, fortement encouragée par le monteur, c'est humain, à ce que je réfléchisse plus vite. Ce qui permettait de gagner du temps ne m'obligeait pas - car j'ai tenu bon -, mais me poussait à travailler plus vite, autrement dit le gain de temps faisait que j'avais moins de temps.
Mais si j'ai tenu bon, c'est parce que, matériellement, je le pouvais, et cela est beaucoup plus difficile dans la vie de tous les jours. J'abrège (gagnons du temps…) : ce n'est pas que les gains de temps procurés par telle ou telle innovation technique soient en eux-mêmes de l'arnaque, c'est l'idée qu'il résulterait automatiquement de ce gains particuliers un gain global, qui est une arnaque : Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité..
Stressant, excitant l’humanité en proportion des gains de temps partiels qu’elle lui apporte, l'idée du gain de temps est une de ses plus ingénieuses et plus cruelles tortures ; procédant par une opiniâtre négation d'elle-même, elle est un mode de suicide incessamment renouvelé ; enfermée dans le cercle de feu de la logique divine, elle ressemble au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir…
Plus je gagne de temps, moins j'en ai.
"Quand sonne l'heure d'une idéologie, tout concourt à sa réussite, ses ennemis eux-mêmes…", disait Cioran (déjà cité ici, les nouveaux venus à mon comptoir constateront devant certaine photographie que ce n'est pas seulement par souci d'exactitude que je vous donne cette source) : mutatis mutandis, dans le contexte actuel, tout gain de temps partiel contribue à vous priver de temps. Tout ce qui vous fait gagner du temps vous en fait perdre.
Il n'est pas aisé d'évoquer toutes les causes de ce phénomène. Donnons quelques pistes :
- d'un point de vue plus logique que historique, il est clair que l'on n'a pas la même optique globale vis-à-vis du temps dont on dispose lorsque l'on s'attelle à une tâche dont on sait qu'elle va prendre beaucoup de temps, par exemple l'après-midi, et lorsque l'on se met à faire quelque chose que l'on espère finir vite fait - pour pouvoir faire autre chose après. Je ne détaille pas, il s'agit simplement d'avoir à l'esprit la distinction, sous-jacente à tout ce qui précède, entre temps et rythme : tous les gains de temps dû au progrès technique font que le rythme de notre vie s'accroît, et plus ce rythme s'accroît moins l'on a de temps ;
- d'un point de vue plus historique maintenant, et en rapport avec le célèbre proverbe africain que j'ai utilisé comme titre, on sait bien que l'augmentation de l'usage des montres, en l'occurrence plutôt des horloges, a été contemporain de l'essor du capitalisme, à partir du second XVIIIe siècle, dans un entrelacement évident de causes et d'effets. Time is money, etc., tout cela est documenté, il s'agit de rentabiliser le temps disponible - dans un premier temps, le temps disponible d'utilisation de la force de travail, puis le temps de cerveau disponible, vous connaissez ;
- plus généralement, il faudrait mettre tout cela en rapport avec les notions de temps cyclique et de temps linéaire. Dans un passage de son Histoire et décadence (Perrin, 1981) que je ne vous ai jamais retranscrit (cela ne fait jamais que deux ans que je me dis que ce serait bien de le faire et que je ne trouve pas le temps…), Pierre Chaunu liait sociétés holistes et conception cyclique du temps d'une part, sociétés individualistes et conception linéaire du temps d'autre part. Peut-être ce schéma doit-il être nuancé, si ce n'est d'un point de vue logique, au moins lorsque l'on envisage la façon dont les deux conceptions ont pu pendant une longue période coexister
- et elles coexistent d'ailleurs toujours, puisque les cycles des saisons et du jour et de la nuit nous influencent autant que nos ancêtres. A un niveau moins banal, c'est la juxtaposition de la vision cyclique et d'une vision plus linéaire que le christianisme depuis l'apparition du Christ ne peut manquer d'instaurer (Chesterton notamment explique ça très bien), une juxtaposition qui a duré des siècles, qui est intéressante : qu'est-ce qui a fait que la balance a fini par pencher du côté du temps linéaire ?
, en tout cas, il est bien évident que si l'on évolue dans un cadre mental où tout revient, cela est bien différent que d'être en permanence dirigé vers le futur. Cela n'empêche pas de vieillir ni de mourir, mais on a plus l'impression que le train peut repasser, que l'on peut avoir une second chance, comme James Stewart dans Vertigo. Pour le dire autrement, la définition par Bichat de la vie comme "l'ensemble des fonctions qui s'opposent à la mort", qui avait tant frappé le Foucault de Naissance de la clinique, est typique de la conception linéaire du temps et de son arrière-plan de corruption généralisée.
Enfin, tout cela pose la question d'un équilibre naturel. Il en est, ici encore, du gain de temps comme du progrès, au moins selon ce qu'en dit Musil : tout le monde est pour le progrès, parce que l'on veut que les choses s'améliorent, mais tout le monde aimerait aussi que le progrès s'arrête, ou ralentisse, ou ne concerne que certains domaines, parce que ce progrès continu est tout de même bien fatigant. De même souhaiterait-on pouvoir profiter de certains gains de temps sans subir l'accélération globale du rythme. Ce n'est possible que dans certains cas bien circonscrits, comme l'exemple que je vous ai donné de mes démêlés techniques avec le montage virtuel, ce n'est pas possible globalement - le beurre et l'argent du beurre, toujours.
On voudrait que tout reste comme à la période de sa jeunesse, celle où l'on a découvert le monde, celle où on avait la santé, la force et le dynamisme pour l'explorer, celle où on avait encore la naïveté de croire que le monde était fait pour nous - on confond très naturellement les cadres dans lesquels on a découvert ce monde et ce qui est normal, naturel. La conception cyclique du temps est-elle plus « naturelle » que la conception linéaire ? Vaste problème, et peut-être d'ailleurs faux problème. Mais ce qui est sûr, c'est qu'à partir du moment où l'on se situe dans une conception linéaire, il n'y a pas un rythme qui soit plus naturel qu'un autre, l'espèce humaine changeant elle-même avec ce rythme - je n'ai pour le vérifier qu'à me comparer, tel que j'étais enfant, avec mes propres enfants.
Il est en revanche possible que, les cycles existant toujours (les journées ne durent toujours que 24 heures), certains rythmes deviennent trop rapides.
- Allez, je ferme ma grande gueule, et vous laisse profiter de votre dimanche, si toutefois - les gens ne sont jamais contents -le désoeuvrement ne vous trouble pas trop :
Libellés : Baudelaire, Bichat, Chaunu, Chesterton, Cioran, Coppola, Descartes, Foucault, Godard, Gréco, Hitchcock, Le Lay, Musil, Thompson
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