jeudi 1 mars 2012

"Qu'on me donne l'envie..."

"Faut qu' ça saigne
Faut qu' les gens ayent à bouffer
Faut qu' les gros puissent se goinfrer
Faut qu' les petits puissent engraisser
Faut qu' ça saigne
Faut qu' les mandataires aux Halles
Puissent s'en fourer plein la dalle…"

(Les joyeux bouchers.)

"Cornegidouille ! Nous n'aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! Or je n'y vois d'autre moyen que d'en édifier de beaux édifices bien ordonnés."

(Ubu enchaîné.)


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"Statu quo impossible, alternative impensable : tel pourrait se résumer l'état d'esprit qui prévalait dans l'Europe de 1914. Trop de tensions accumulées, trop d'oppositions à l'oeuvre, entre les États, entre les classes, trop de changements en cours, dans l'économie, dans la géographie, dans les moeurs, pour que les choses puissent continuer sur leur lancée et conserver longtemps encore leur physionomie familière dont on sentait bien, au regard de cet abîme potentiel du futur, qu'elle s'était au total maintenue, en dépit des bouleversements phénoménaux amenés par le siècle de l'histoire et de l'industrie. Jetant un regard en arrière, Péguy pouvait constater, sans grand risque d'être démenti : « Le monde a plus changé au cours des trente ans qui viennent de s'écouler qu'au cours des deux millénaires depuis le Christ. [L'Argent, 1913] » Ce n'était encore rien par rapport à ce que laissait pressentir le moindre regard vers l'avant. Impossible, en même temps, d'imaginer ce qui pouvait sortir de ce chaudron en ébullition. Autre chose, mais quoi ? Comment se représenter l'irreprésentable, c'est-à-dire une rupture avec le présent telle qu'on ne puisse lui attribuer de contenu défini ? Même la perspective eschatologique du Grand Soir pâlit d'apparaître encore trop déterminée. L'attente grandit, tandis que la capacité de prédiction recule. Entre un passé dont l'appui se dérobe et un avenir gros d'un insaisissable renouvellement du monde, l'histoire semble en suspens.

Il n'est pas exclu que cette expectative fébrile ait joué un rôle dans le déclenchement du conflit. Les conditions étaient réunies, avec le face-à-face explosif des deux systèmes d'alliances. On a décrit cent fois le noeud fatal qui s'était formé entre le désir de revanche français, les aspirations allemandes à la « politique mondiale », la machine aveugle de l'expansionnisme russe, la vulnérabilité agressive du conglomérat austro-hongrois et le refus britannique de toute hégémonie continentale, comme de toute remise en question de sa suprématie navale. Il n'empêche que ce réseau serré de contraintes eût pu fonctionner comme un corset, destiné, au final, à contenir et à neutraliser les rivalités et les passions guerrières qu'il exacerbait par ailleurs. C'est ce qu'escomptaient quelques observateurs parmi les plus avertis [par qui, demanderait Coluche], sur la foi de la manière dont les crises répétées qui avaient secoué ce fragile équilibre s'étaient chaque fois apaisées. La légèreté des gouvernants, leur myopie devant les suites de leurs actes, l'impéritie des diplomates, l'engrenage des plans de mobilisation, la méconnaissance générale de ce qu'allait réellement être cette guerre préparée de si longue main ne suffisent pas à expliquer le dérapage de l'été 1914. Il a fallu autre chose pour précipiter la soustraction des événements au contrôle d'un mécanisme qui avait, en somme, fait ses preuves. Il a fallu l'intervention d'un facteur subjectif, d'autant plus mystérieux que manifestement partagé. Quelque chose entre l'envie d'en finir avec une attente insupportable, le recours à une épreuve décisive en forme d'ordalie et l'appel de l'abîme. L'inconscience n'est pas exclusive d'une obscure fascination pour ce qu'on ne veut pas voir, d'une attraction magnétique pour ce qu'on redoute de découvrir de l'autre côté." (M. Gauchet, A l'épreuve des totalitarismes, pp.7-8 - il s'agit de l'incipit et des premiers paragraphes du livre.)

Quand un auteur pour lequel vous avez une certaine estime écrit quelque chose que vous avez déjà pensé et à plusieurs reprises exprimé (voici le lien le plus ancien sur ce thème), vous avez tendance à être d'accord avec lui… quitte d'ailleurs à extrapoler un peu : j'ai en tout cas été sensible aux échos contemporains de cette présentation de l'Europe de 1914 avant son Holocauste.

"Le sang n'a pas coulé, il ne s'est donc rien passé.", tel fut paraît-il le « résumé » de Mai 68 par Kojève. En 1914 comme maintenant, plus encore maintenant, on a le sentiment que ce qu'on appellera faute de mieux « les gens » se comportent comme s'ils souscrivaient à cette phrase. Que l'on peut bien sûr retourner : pour qu'il se passe quelque chose, il faut que le sang coule. Faut qu'ça saigne… Notre ami Homo Occidentalus est en train de réussir cette prouesse étonnante qui consiste à s'enculer soi-même par tous les trous : il a fait semblant que des guerres ne soient pas de vraies guerres (l'OTAN contre la Serbie), qu'il n'y avait que les autres, les salauds, qui faisaient de vraies guerres, ça a encore marché récemment en Libye, en attendant de voir ce qui se passe pour la Syrie… et il entre en même temps dans une autre logique, au contraire eschatologique, sacrificielle et masochiste, celle que l'on voit à l'oeuvre au sujet de l'Iran, une sorte de logique du pire et de la catastrophe, de la catastrophe inouïe qui seule redonnerait un peu de « réalité » au monde qui nous entoure. Pour utiliser la formule de Lacan selon laquelle "le réel, c'est l'impossible", on dira ici qu'il faut passer (ou qu'il semble qu'il faille passer) par l'impossible pour retrouver un peu de réel.

Ces choses sont toujours un peu compliquées. Le pékin moyen n'est pas un va-t-en-guerre, il a d'autres chats à fouetter que l'Iran et n'en souhaite certes pas la destruction ; pourtant je crois que les manoeuvres atlantistes, sionistes, « impériales », etc., ne pourraient tout simplement pas se produire si elles ne répondaient pas quelque part à un désir assez communément partagé de simplification des choses, "l'envie d'en finir avec une attente insupportable", joints à une conscience que si on saute ce pas on ne pourra pas revenir en arrière, et que donc, je me répète, le réel va revenir…

Ce pourquoi, soit dit en passant, si les avertissements et craintes d'Alain Soral concernant l'advenue possible d'une situation de combat binaire entre « eux » et « nous », d'une situation où l'on sera sommé de choisir son camp, ont leur pertinence, peut-être ont-elles tendance à méconnaître ce fond, ce fond de sauce, si j'ose dire, ce désir de clarifier enfin un peu les choses - et de les clarifier façon Kojève

Soit dit en passant bis, il n'est pas tout fait inintéressant de constater qu'en ce point nous pourrions aller dans deux directions opposées. Marcher aux côtés d'Alain Soral et du modèle du juif talmudique, sans pitié, qui d'une part utilise ce qu'on peut appeler les composantes archaïques du désir de violence (régler les problèmes par le sang ; avoir besoin d'un ennemi pour souder la communauté, etc.) pour asseoir sa propre domination ; et qui, d'autre part, est lui-même profondément imprégné de ce modèle violent et vengeur - par opposition (je rappelle que je ne fais ici que suivre les propos du président d'E&R dans ses vidéos des derniers mois) aux capacités chrétiennes de pardon. - A l'opposé, on peut prendre le chemin d'un René Girard, assimiler ces idées de violence et de vengeance à l'humanité pré-chrétienne en général, et considérer que c'est avec l'Ancien Testament, non certes d'une façon linéaire, que se met petit à petit en place un autre modèle, que le juif nommé Jésus viendra finalement incarner.

Peut-être d'ailleurs ai-je ici le tort de trop souscrire à la caricature qu'il arrive à Alain Soral de donner de lui-même sur ce thème, peut-être peut-on plutôt, ainsi que l'écrivait récemment Laurent James dans la lignée de Céline, M.-É. Nabe et, donc, A. Soral lui-même en certaines occurrences, s'interroger sur le rapport compliqué et fluctuant des Juifs au judaïsme et à la façon dont celui-ci s'est construit au fil du temps, pour déboucher quand même sur une autre religion...

Bref ! C'est toujours la même chose : d'un côté on a l'impression que l'on peut très bien traiter tous ces problèmes - que l'on peut résumer, pour bien centrer notre sujet du jour, par la question : quel réel y a-t-il en dehors de la violence ? - sans devoir se retrouver dans les questions empoisonnées de judaïsme et d'antisémitisme ; d'un autre côté on n'a pas fait trois pas dans la description qu'Israël se pointe, et que c'est reparti pour un tour… Il n'y a rien à faire, on peut retourner le problème dans tous les sens, les Juifs ne sont pas comme les autres - en partie d'ailleurs parce qu'ils sont comme les autres ! Question juive…

A ce sujet, dans une interview récente (commentée ici par le maître), Emmanuel Todd glisse, en évoquant les rapports ambigus des Français à l'Allemagne : "De même que l'antisémitisme et le philosémitisme constituent deux versions d'un excès d'intérêt, pathologique, pour la question juive…" - Quand un auteur pour lequel vous avez une certaine estime écrit quelque chose que vous avez déjà pensé et à plusieurs reprises exprimé … E. Todd confirme d'ailleurs ici l'existence de cette « question ».

Que je n'aborderai pas plus avant ! Résumons-nous. En utilisant les échos par rapport à l'actualité la plus brûlante du diagnostic général de Marcel Gauchet sur l'état d'esprit des Européens avant la Grande guerre, j'ai suggéré que dans nos rapports compliqués avec l'Apocalypse à venir on retrouvait d'une part un désir du pire, d'autre part des idées et comportements que l'on qualifiera faute de mieux d'« archaïques », comme si finalement « les gens » étaient au fond d'accord avec l'idée de Kojève qu'il faut que le sang coule pour qu'il se passe quelque chose.

C'est une idée fausse et quelque peu naïve, mais dont la part de vérité est indéniable. Quitte à tomber, dans ce qu'un commentateur appelait récemment des "réflexions souvent très amples dans la critique verbale mais sans la moindre conclusion pratique", j'essaierai une prochaine fois, de trouver d'autres explications et interprétations à la crise, à l'aide notamment du bon vieux précepte : "La réalité objective n'est pas de nature matérielle" (sur lequel vous trouverez des éclaircissements ici et ). Précepte dont le caractère abstrait ne doit certes pas masquer le potentiel à la fois explicatif et érotique, cela en partie parce que ceci. A bientôt - juste avant la nuit...


juste-avant-la-nuit



P.S. E&R publie ce texte sur l'Islande qui, du fait de ma connaissance « par alliance » du pays, me semble je l'avoue, plein de fantasmes. Si l'« alliance » en question fait un petit effort et me donne les arguments précis pour le prouver, je transmettrai, à vous comme à l'auteur de ce texte.

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