dimanche 10 juin 2012

Alain, merde...

...je n'ai pas que ça à foutre, pourtant. Mais lorsque j'entends (10eme minute) : "J'estime qu'un mec qui n'a pas tourné un mètre de pellicule ne peut pas parler de cinéma", ça me désespère.

Sortons la grosse artillerie, c'est-à-dire les grands mots. Je viens de prendre en note ce passage de Chesterton :

"L'affaire [une polémique théologique à laquelle fut mêlée saint Thomas d'Aquin] vaut d'être examinée de près si l'on veut commencer à comprendre l'étrange histoire du christianisme. Elle met en évidence un caractère presque inquiétant, marque constante et unique de la foi, bien qu'il ne soit jamais mentionné par les modernes, amis ou ennemis. L'Antéchrist, l'ombre du Christ, en est un symbole ; et l'antique expression dit bien qui nomme le Diable, singe de Dieu. C'est la loi qui veut que le faux ne soit jamais aussi faux que lorsqu'il emprunte les dehors du vrai." (Saint Thomas du Créateur, p. 62)

D'évidence, ceci est entre autres une réflexion d'ordre méthodologique : c'est parfois lorsqu'on est le plus près de la bonne formulation que l'on en est le plus loin, ou que l'on peut le plus induire son public en erreur, précisément parce que ce que l'on dit semble vrai. Le Diable se cache dans les détails, comme dit une autre « antique expression ». Mais qu'il soit clair que ce souci de rigueur ne doit pas déboucher sur une forme de sectarisme telle que je l'ai récemment critiquée chez le même Alain Soral, qu'il ne faut donc pas, c'est le cas de le dire, chercher à « diaboliser ».

Soyons par conséquent précis. On voit bien ce qu'Alain Soral veut dire au fond - un éloge, auquel je souscris, du concret, du « terrain », de la pratique, etc. On voit aussi aisément ce qui coince : à ce compte-là, on ne peut juger si un plat est bon ou mauvais tant qu'on n'a pas cuisiné, on ne peut aimer (ou pas) la tour Eiffel si l'on n'a pas dessiné et fait construire un monument, on ne peut donner son opinion sur une symphonie de Beethoven si l'on n'a pas écrit soi-même neuf symphonies pour orchestre, Wagner ne pourrait qu'écrire de la « branlette » sur Beethoven, Webern sur Wagner, etc. Pour rester dans le domaine du cinéma, rappelons que le plus grand critique du XXe siècle, André Bazin, n'a jamais « tourné un mètre de pellicule », que Truffaut, Godard, Rivette étaient de grands critiques même en n'ayant jamais ou fort peu tourné, que M.-É. Nabe est souvent pertinent quand il écrit sur le cinéma...

Mais ce n'est pas cette trop facile réfutation d'une formulation trop unilatérale qui est intéressante, c'est, une fois encore, ce que cette formulation révèle.

Le critique du cinéma, puisque c'est lui qui est visé, et à travers lui une certaine forme d'intellectuel bourgeois, peut être très con, prétentieux, branleur intellectuel, tout ce que l'on veut, son regard est aussi légitime que celui de Popu qui va au cinéma tous les trois mois ou se contente de ce que les chaînes hertziennes lui proposent. Si le second a le droit de juger, et l'on n'imagine pas A. Soral remettre en cause ce droit, le premier aussi, tout petit merdeux qu'il puisse éventuellement (et souvent) être. Nous sommes ici dans un domaine où il faut presque prendre la défense des intellectuels contre les classes populaires : à tout le moins, savoir ce qu'il en coûte de jouer Popu contre les bourgeois.



Alain Soral prend régulièrement pour cible ces intellos bourgeois et souvent petit-bourgeois. On peut tout leur reprocher, la matière ne manque certes pas. Mais il ne faut pas oublier que ce sont eux qui font le goût. Chateaubriand a pu écrire qu'on ne doit pas s'étonner de lire plein de conneries en régime de liberté d'expression et de liberté de la presse

(je n'ai pas noté la référence, mais dans L'Équipe de l'autre jour un cuisinier qui a participé à l'émission Top Chef et qui va commenter le football sur M6, disait, en substance : "En France, il n'y a plus de tabous mais on n'a le droit de parler de rien." Le gars est présenté comme un bourrin, mais j'avoue avoir trouvé ça assez finaud.)

, estimant que ces libertés entraînent nécessairement un certain déchet et qu'il faut faire avec. On pourrait considérer que Chateaubriand fournit ici sans le vouloir des armes à une critique de la démocratie qui se ferait dans l'esprit d'un Maurras (lequel détestait l'auteur des Mémoires d'outre-tombe), mais laissons cela et utilisons un raisonnement analogue pour notre propos : le petit merdeux petit-bourgeois est, depuis qu'il y a des bourgeois, c'est-à-dire depuis le XIIIe siècle, une composante essentielle de l'histoire de l'Art. Ceci que ce soit dans la réception des oeuvres, dans leur création, ou dans l'économie générale de l'art. Il nous faut de ce fait supporter quelqu'un comme Beigbeder, je suis bien d'accord que c'est pénible. Mais le temps fait son travail, les Beigbeder disparaissent, les Proust et les Céline restent. Bourgeois, Marcel et Ferdinand ? Ferdinand ?? Non seulement il y a de multiples manières d'être bourgeois, mais il est typiquement bourgeois de critiquer le bourgeois, et typiquement bourgeois de jouir de la critique du bourgeois.

Le bourgeois a mauvaise conscience, tout simplement parce que, in fine, il est le produit et le représentant du commerce (même s'il n'est pas nécessairement lui-même dans le commerce) et qu'il sait bien qu'il y a plus glorieux. Certes on peut trouver beaucoup de complaisance dans cette mauvaise conscience. Certes il y a de quoi ironiser à voir tel ancien soixante-huitard devenu agent d'assurances fortuné lire Rimbaud ou Conrad dans la Pléiade et son jardin, en rêvant d'un destin plus aventureux que celui qu'il s'est choisi. Hommage du vice à la vertu... Certes, et surtout, le grand artiste, bourgeois ou non d'origine (on connaît l'importance des aristocrates, notamment déchus, dans l'histoire de la littérature), dépasse finalement ces antinomies et contradictions, et c'est une des raisons pour lesquelles il « passe à la postérité ». De ce point de vue, Marcel n'est pas plus bourgeois que Ferdinand.

On peut me répondre que j'ai une conception bien large du bourgeois, ajouter qu'il est normal que les artistes et leur public soient en majorité bourgeois puisque les bourgeois forment la majorité de la population. Ce dernier argument n'est à prendre en considération que depuis peu, la France étant restée très longtemps un pays rural. Quoi qu'il en soit, tout ce qui précède n'est qu'une mise à plat des présupposés du lieu commun qui veut qu'en civilisation profane l'art se soit peu à peu substitué à la religion en matière de sacré. Il est on ne peut plus logique que ce soit la même classe qui ait porté le mouvement de désacralisation du monde et cherché des remèdes (pas seulement dans le domaine de l'art, pensons aux mythologies politiques, à la publicité...) à cette désacralisation. Dit autrement : il ne faut pas compter sur les ouvriers et les paysans pour contribuer directement et de façon significative à l'histoire de l'art. Même le jazz ne contredit pas fondamentalement ce diagnostic. L'art populaire peut être merveilleux, il a nourri pendant des lustres ce que l'on a coutume d'appeler l'art (et de ce point de vue il n'est pas étonnant que les deux domaines entrent en crise en même temps, au moment d'ailleurs et justement, où le mouvement de désacralisation que j'ai évoqué touche l'art lui-même, où le Mal vainc le remède), mais il est à la fois éphémère et auto-suffisant : ce n'est pas une critique, juste le constat qu'il faut d'autres classes sociales, prêtres, aristocrates, bourgeois, pour lui donner une certaine pérennité et l'inscrire dans une certaine histoire. On peut considérer qu'une société sans artistes, sans la catégorie d'artistes, soit que tout le monde participe à l'art collectif (les Sauvages), soit que l'art y soit soumis à quelque chose de plus haut (Antiquité ou Moyen Age chrétien) vaut mieux que la société qui a produit la figure de l'artiste, c'est une thèse tout à fait soutenable. Il faut juste mesurer les implications d'une telle thèse - ceci sans oublier que c'est aussi notre regard bourgeois et notre idée bourgeoise d'une histoire de l'art qui nous font prendre au sérieux, ce qui implique notamment un investissement dans leur conservation et préservation, certaines formes d'art, nègre par exemple.

(Tout cela peut être symbolisé par quelqu'un comme André Breton, qui est à la fois le prototype de l'intellectuel petit-bourgeois antipathique, et l'homme à qui l'on doit, d'une part, la découverte de Lautréamont ou la valorisation de l'art nègre, et d'autre part l'énergique stimulation de grands artistes comme Artaud, que, comme le dit quelque part M.-É. Nabe, il a aidés à se révéler à eux-mêmes.)

- Enfin Soral vint ? On peut interpréter de deux façons, aussi bien le passage qui m'a fait pondre cette note que ce qu'il arrive au Président de dire sur l'art ou sur ses confrères. Ces deux interprétations ne sont d'ailleurs pas contradictoires. L'interprétation critique, vous venez de la lire ; l'interprétation plus favorable reviendrait à dire qu'A.S. enregistre le fait que la figure bourgeoise de l'artiste est sinon complètement exténuée, en tout cas bien usée. Diagnostic à l'appui duquel j'ai moi-même fourni des arguments. A ce sujet, précisons que j'ai toujours autant de réserves sur la notion de « désacralisation », utilisée ici par commodité : je l'ai écrit souvent, notre monde n'est pas désenchanté, il est mal enchanté. Et, justement, un des bons enchantements qu'il avait trouvés, l'art, a quelque peine à accomplir sa fonction. Ce qui, après tout, dans un monde où seul l'Enculisme fonctionne à peu près, et encore - l'Enculisme étant anthropophage, il y a des limites logiques à son fonctionnement -, n'est pas bien étonnant.

Une conclusion ? Je la prendrai, sans malignité, chez Marc-Édouard Nabe. La phrase qui suit paraîtra peut-être exagérément idéaliste ou spiritualiste. Elle fournit pourtant je crois un début de clé, si j'ose dire, à notre problème :

"La tristesse du sida est accrue par l'absence de grands esprits qui auraient pu en parler. Il y a cent ans ce n'est pas Jean-Paul Aron ou Hervé Guibert qui auraient été touchés mais Oscar Wilde ou Proust. Vous imaginez ce que Proust aurait écrit sur le sida ? Et Otto Weininger ? Même Pasolini et Fassbinder sont morts trop tôt, et pas de ça. Voilà une maladie qui attend sa transcendance. Alors, on la guérira. Tant qu'une immense oeuvre d'art ne sublimera pas le sida, les hommes en mourront. Oui, je crois toujours à la rédemption du mal par l'art." (Rideau, 1992, p. 35)


P.S. : sur le même sujet, les réflexions de Vincent Descombes me semblent rester instructives : si l'écrivain "incarne à sa façon le sacré du groupe, à savoir l'autonomie individuelle", et là encore c'est tout aussi vrai de Marcel que de Ferdinand, il est aussi bien la respiration de cette société qu'une partie intégrante de cet individualisme qui fait qu'elle s'auto-dévore. Peut-être y aurait-il d'ailleurs, sans se laisser abuser par des métaphores faciles, des idées à creuser sur les rapports entre sida, sexualité, place des homosexuels (Abellio a une intuition assez intéressante je trouve sur l'espèce d'admiration sacrificielle dont ils sont l'objet, je vous en reparle un jour), individualisme, fidélité et confiance, etc., en société enculiste.

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