vendredi 20 octobre 2017

"...L'automne vient d'arriver."

Continuons à citer le portrait de saint François de Sales par Ernest Hello : 

"Cet homme cause toujours de près avec le lecteur. Il ne lui échappe pas par ces excursions, ces ascensions ou ces absorptions qui séparent pour un moment celui qui parle de celui qui écoute. Il n’est jamais anéanti sous le poids de sa pensée ; ce qu’il dit ne succombe pas sous ce qu’il voudrait dire. 

Il parle en vieux français. On pourrait croire que ceci est seulement une affaire de date, que le fait de parler en vieux français tient au temps où l’on parle et non à l’homme qui parle. Malgré la très grande vraisemblance, le vieux français ne tient pas seulement à la date où il est parlé : il tient au caractère de celui qui parle. Jeanne de Chantal est contemporaine de saint François de Sales. Elle ne parle pas en vieux français. Elle emploie des mots qui appartiennent au vieux français, parce que ce fait résulte de la nature des choses et de l’état de la langue au moment où elle écrivait. Mais ces mots, qui, sous la plume de saint François de Sales, forment le vieux français, ne constituent pas la même langue chez Jeanne de Chantal. C’est que le vieux français est un style ; donc il est un secret. Il ne suffit pas pour l’avoir parlé d’être né à une certaine époque, il faut avoir possédé un certain esprit. Cet esprit, quel est-il ? Quel est le caractère de cette langue ? - C’est la naïveté. 

La naïveté n’est pas la simplicité. Elle est un genre à part de la simplicité, une simplicité particulière qui a un tempérament à elle. (…) [Saint François de Sales] a le droit de parler comme il pense. Il agit en chrétien et en prêtre. La pensée de produire un effet quelconque est si loin de lui, qu’on oublie de le remarquer : (…) ressemblance avec les enfants. Il est vrai qu’à l’heure présente ceux-ci sont occupés à perdre la naïveté, et je me sers à dessein du mot occupés, car c’est de leur part un rude travail : la naïveté, chassée de l’enfance, se réfugie dans la campagne. Les villages ont une langue à part qui ressemble beaucoup au vieux français, et par une rencontre qui n’est pas fortuite, le vieux français parle toujours de la campagne et lui demande toujours des comparaisons. Un des caractères qui distinguent le vieux français, la langue des villages, et le style de saint François de Sales, c’est l’absence d’ironie. L’ironie, qui est excellente à sa place, et, par cela même qu’elle est excellente à sa place, est détestable et funeste dès qu’elle arrive mal à propos, et elle arrive souvent mal à propos, l’ironie est due au mal, à l’erreur, au péché. (…) Cette arme puissante et redoutable a été empoisonnée par la corruption de l’homme. L’ironie a trahi la vérité : au lieu d’écraser le mal, elle s’est tournée contre les choses simples, naïves, innocentes, dans le sens sérieux de ce mot trop souvent rabaissé. L’ironie alors est devenue la moquerie. La moquerie est une chose basse ; c’est le ricanement de l’amour-propre. (…) La moquerie, qui est myope, prend la naïveté pour la niaiserie, pendant que la sottise prend la niaiserie pour la naïveté. Entre la niaiserie et la naïveté la différence est radicale. Dans la niaiserie la pensée est faible, le sentiment mollasse, et l’expression langoureuse. Dans la naïveté la pensée est précise, le sentiment vigoureux et l’expression imprévue. La moquerie, qui les confond, ôte à l’écrivain la liberté des choses intimes, qui ne veulent être montrées qu’à des regards purs. Cette contrainte domine toute la littérature moderne, qui ne s’en doute pas. Cette littérature, qui se croit très libre, est esclave du lecteur, qu’elle méprise. Elle craint la moquerie. Or, l’absence de cette crainte est un des caractères du vieux français, et particulièrement un des caractères de saint François de Sales. Cet homme parle comme il pense. (…)

Presque personne n’a parlé le français comme lui ; c’est pourquoi, si ces choses étaient étonnantes, il faudrait s’étonner de l’oubli où l’ont laissé les littérateurs. (…)

L’étymologie nous rappelle, même malgré nous, que la langue française réclame par-dessus toutes les autres langues la franchise. Saint François de Sales est franc comme peu d’hommes l’ont été."

Quoi qu’il en soit de cette étymologie et de ce qu’elle est supposé impliquer, j’ai cité ce texte entre autres raisons pour le lien qu’il tisse entre l’ancien français (qui est effectivement une caractéristique immédiatement frappante du style de saint François de Sales), les racines rurales de cette langue, et l’état d’esprit, disons direct, qu’elle porte avec elle. Il paraît que dans les romans de Chesterton - je n’en ai jamais lu - on croise souvent un vieux paysan français qui ne se prive pas de dire ce qu’il pense des utopies (dites) modernes, avec un bon sens qui en fait le porte-parole de l’auteur. Cela va vans le même sens… qui n’est pas celui qui nous porte actuellement. Je le rappelle de temps à autre, la France a longtemps d’abord été un pays profondément rural : ce n’est pas parce que les artistes français ont pu s’opposer, pour certains d’entre eux, à cet arrière-plan campagnard, qu’ils n’en ont pas été imprégnés, aussi bien physiquement - les paysages, l’alimentation… - que spirituellement (l’éducation au sens le plus large). Et j’ai du mal à croire qu’il n’y a pas un rapport entre les difficultés des agriculteurs, comme on dit maintenant, qui souffrent dans l’indifférence générale (y compris celle des contempteurs gauchistes de la malbouffe), et l’état de notre langue comme de notre spiritualité, encore plus gangrenée qu’à l’époque de Hello par l’ironie et la peur de la moquerie. (Même si, de ce point de vue, il y a quelques signes favorables, plus qu’il y a une quinzaine d’années). 


Concluons et répétons : on sous-estime je crois trop souvent l’importance de ce basculement démographique de la ruralité aux villes depuis quelques décennies, basculement qui concerne maintenant, à ce qu’il paraît, surtout les grandes villes (et ne contribue pas à les rendre vivables, si elles évoluent toutes comme la capitale). C’est pourtant un phénomène historique aux ramifications multiples, y compris, donc, dans notre langue comme dans son esprit. Ce qui n’est pas pour remonter le moral, mais tant pis.