mardi 24 octobre 2017

Marcel Gauchet, dans l'avant-propos de son dernier livre, cite (implicitement) Philippe Muray, Christophe Guilluy, Renaud Camus - et Cioran.

Pour Cioran, il se peut que ce soit moins conscient que pour les autres. Je ne dis pas non plus qu’il reprend à son compte toutes les thèses de ces auteurs. Quoi qu’il en soit, voici les passages de cet avant-propos qui m’ont particulièrement frappé - de façon d’autant plus amère que l’on ne peut se retenir de penser que depuis la parution de ce Nouveau monde, en janvier dernier, les choses ont encore empiré : 

"Les États-Unis ont émergé en tête, et de loin, de ce qui a fini par apparaître, au terme d’une gestation embrouillée, comme une troisième révolution industrielle, la révolution des « nouvelles technologies de l’information et de la communication ». Ils ont reconquis haut la main la place de laboratoire du futur que la concurrence européenne et asiatique leur avait un instant disputée. Ainsi se retrouvent-ils, à l’orée des années 2000, un siècle après la prophétie qui leur avait promis le sceptre, en position de puissance solaire, sans rivale sur quelque plan que ce soit, la force, la richesse, l’invention, la doctrine. Le Nouveau Monde est devenu pour de bon le modèle du monde. 

Cela y compris pour le Vieux Monde, qui a perdu son centre de gravité au cours de cette métamorphose et qui ne sait à quel saint se vouer. Il flotte dans une immense incertitude, tiraillé qu’il est entre la fidélité à son histoire, en laquelle toutefois il ne se reconnaît plus vraiment, et l’adoption d’un cours nouveau, où il ne peine pas moins à se reconnaître. Si les Britanniques ont pu rejoindre le courant général sans trop de complexes au nom de leurs antécédents libéraux, les continentaux, eux, sont déchirés. D’un côté, la crainte d’une irrémédiable provincialisation les pousse à se délester d’un passé qui leur semble sans plus de raison d’être et à épouser sans réserve l’exemple du plus fort. De l’autre, le sentiment diffus, mais puissant, de la singularité de leur expérience les engage à chercher une voie originale que le brouillage de leurs repères, joint à l’inertie de l’acquis, les empêche de trouver. Entre un recommencement sur d’autres bases que sa radicalité rend improbable et une réinvention d’eux-mêmes dont les conditions ne sont pas réunies, ils piétinent dans une expectative interminable.

Car s’il est une région du monde où ce changement global de direction a été violent, et même traumatique, sous sa surface pacifique, c’est la vieille Europe. Jusqu’à lui, l’expérience européenne, au milieu de ses pires cataclysmes, était restée en continuité avec ses sources. Elle s’appuyait sur un socle dont la solidité paraissait à toute épreuve - le rétablissement miraculeux d’après 1945 en étant l’illustration la plus récente, mais non la moins probante. Elle s’enracinait dans un héritage que ses contestations les plus radicales ne faisaient que réactualiser. Elle se vivait sous le signe de la poursuite de ce qu’elle avait commencé, fût-ce au prix de la rupture sans merci avec ses expressions dépassées."

Une couche supplémentaire : 

"…Le gouffre du droit dans lequel nous sommes en train de nous enfoncer pourrait s’avérer plus dangereux encore, pour finir, que l’abîme de l’histoire où nous avons failli jadis nous perdre. Au moins les horreurs patentes que celui-ci recélait avaient-elles valeur d’avertissement salutaire. Au moins obligeaient-elles à se rendre un compte exact à soi-même de la situation qui les suscitait et du travail indispensable pour la changer. Au lieu que le nouveau régime de l’illusion qui s’est implanté en Europe se présente sous un jour aimable et démobilisateur. Il n’implique aucun drame, ses effets désagrégateurs sont indirects et sournois, il bloque l’imagination d’autre chose. C’est dire que nous ne sommes pas préparés à nous en extraire. 


Fardeau de l’aventure dont ils sont les héritiers, les Européens se trouvent dans une nouvelle grande épreuve. Après la page effroyable des totalitarismes, les voici replongés dans une explication sans merci avec les éléments du monde en forme de problème qu’ils ont inventé. Rien ne dit qu’ils seront en mesure de relever ce nouveau défi. La teneur paralysante de ce dernier peut faire craindre le pire, lorsqu’on la joint à la tentation du renoncement soufflée par l’état d’un monde où l’Europe n’est plus qu’un modeste province, certes prospère, mais périphérique. Compte tenu de ce cumul de facteurs, il n’est pas exclu qu’elle se marginalise et s’efface de la scène, en se laissant gagner par un engourdissement démissionnaire."