mercredi 29 août 2018

"Constamment disposé à convertir en positivité ce que découvre son désespoir...."

"C’est de cette situation de la « mort de Dieu » que part donc tout ce qu’écrit Kafka. Dans sa 47e réflexion, il se caractérise lui-même comme « le courrier qui fonce à travers le monde et qui, puisqu’il n’y a pas de roi, proclame des mensonges qui ont perdu tout leur sens. Et comme quelqu’un qui ne demanderait pas mieux que de mettre fin à sa vie lamentable, ce qu’il n’ose faire, toutefois, à cause de son serment professionnel ».

La situation ne saurait être décrite plus cruellement. Il est courrier d’un roi qui n’existe pas Et lié à ce souverain inexistant par un serment professionnel. Autrement dit : Kafka prend au pied de la lettre la situation décrite ci-dessus - dans laquelle les ordres (le « serment professionnel ») sont encore contraignants, bien que l’auteur des ordres ait été « biffé ». Donc, il finit par décrire ce que tout un chacun fait de toute manière au XIXe siècle et au début du XXe : à savoir l’accomplissement du serment de fidélité, sans croyance à l’existence de celui pour qui l’on reste fidèle à son serment - à ce détail près qu’il dissipe les brouillards qui auraient obscurci cette pratique morale, et décrit l’ambiguïté de cette situation sous les espèces de l’authentique paradoxe qu’elle représente. Jusqu’à ce point, il dit la vérité. Mais seulement jusqu’à ce point. 

Car la manière dont, et la fin en vue de laquelle Kafka formule ce paradoxe sont, à leur, tour, ambiguës. En tout cas, pas pour supprimer (comme l’avait fait Nietzsche) la contrainte exercée par le serment de fidélité ; sans doute seulement pour se surprendre, et nous avec lui, coupable du flagrant délit de ce paradoxe, et se, et nous laisser empêtrés dans ses filets. Bien des détails suggèrent même qu’il s’efforce encore de tirer en quelque sorte du fait de la fidélité persistante à ce serment professionnel un profit pour la religion, et qu’il est encore disposé à considérer le paradoxe lui-même comme un paradoxe religieux. 

Dans le texte (très proche de la 47e réflexion), « Le message de l’Empereur » (dans Un médecin de campagne), il est dit que le Souverain mourant (« Dieu est mort ») a « remis » au moment de sa mort un message adressé « à toi, l’individu ». Or le message n’arrive jamais à destination, la route qui mène de lui à nous ou à « l’individu » est trop longue. L’enfilade de pièces dont est fait le monde qui s’interpose entre l’empereur défunt et nous est incommensurable. Jusque-là, la pointe anti-religieuse semble l’emporter : l’empereur est mort, et l’infini du monde, qui apparaît un « espace intermédiaire », est de toute évidence supérieur au pouvoir du message divin, que justement la distance énorme entre Dieu et nous empêche d’arriver à destination. Mais cet énorme espace intermédiaire n’est justement pas, pour Kafka, rien qu’une négation de la sphère du religieux - bien plutôt une catégorie religieuse négative. Il est constamment disposé à convertir en positivité ce que découvre son désespoir. Quant à la catégorie d’ « espace intermédiaire », c’est facile de le faire, et logiquement, et sentimentalement. L’espace intermédiaire infini (le monde ou le temps) acquiert la signification allusive d’ « inaccessibilité » de Dieu ; et cette « inaccessibilité » (qui signifie, tout à la fois : Dieu ne peut pas nous atteindre, et nous ne pouvons pas l’atteindre) se métamorphose constamment, en vertu de courts-circuits intellectuels, en Transcendance, ce qui était jusqu’à présent, un attribut positif de Dieu. On a constamment l’impression, chez Kafka, que le fait qu’il n’est pas atteint par le message de Dieu est pur lui une preuve de l’existence de Dieu."


Günther Anders, 1951 (traduction H. Plard). On pourrait aussi dire que seul l’individu qui sent qu’il n’a pas reçu le message divin peut être un individu auquel Dieu se serait adressé, et pas l’individu vide et prétentieux de l’idéologie individualiste.