mercredi 22 août 2018

La morale de la modernité.



Relire des textes de P. Muray remontant à une vingtaine d’années (et évoquant notamment la Coupe du Monde 1998, j’y reviendrai j’espère), n’est pas sans intérêt ni agréments. Intérêt parce que nous sommes toujours dans le monde qu’il décrit, tout en étant entrés dans un autre (j’y reviendrai aussi…), agréments parce qu’il me semble que son style narquois gagne en légèreté à la relecture. C’est un sentiment sur lequel je ne chercherai pas à argumenter, voici un passage en tout cas très actuel, au sujet de l’affaire Clinton-Lewinsky (ça date, comme dit mon fils… et bien sûr, que les gens pensent à quelqu’un d’autre qu’à Bill lorsque l’on évoque maintenant une personnalité politique du nom de "Clinton" en dit long sur une évolution toute murayenne) et des remords qu’elle a soudainement - et très brièvement - donnés à des journalistes inquiets de ce qu’elle avait pu engendrer. 

"A les lire maintenant, à les entendre pousser leurs plaintes d’orfraie contre les « effractions abjectes » déclenchées par ce qu’ils avaient eux-mêmes appelé le « Monicagate », à les voir hurler à l’ « obscurantisme » et à la « dévastation » médiatique, à les voir se fâcher tout rouge contre les excès de la technique, blasphémer le Web ou CNN, s’emporter contre la « barbarie » d’Internet et découvrir les propriétés épouvantables de la « transparence meurtrière » lorsqu’elle n’obéit plus qu’à ses propres lois, on a du mal à se souvenir que ce sont eux qui orchestraient avec une si belle allégresse tant de lynchages médiatiques ; qui considéraient que la Transparence était « au coeur des principes démocratiques » ; qui applaudissaient à la recherche sadique de coupables lors de chaque catastrophe naturelle, de chaque accident ; qui avaient remplacé la malchance, ce vieux truc des anciennes civilisations désormais à la casse, par le dysfonctionnement, dont il faut dénicher les causes et traquer les acteurs ; qui regardaient avec tant de sévérité, et justement dans les débuts de l’affaire Clinton-Lewinsky, les « sournoises complaisances monarchistes » des Français envers la vie privée de leurs hommes politiques ; qui faisaient l’éloge de tous les chasseurs de néo-déviants, jusques et y compris celui des vertueux éradicateurs d’ « inégalités grammaticales » ; qui procédaient à un inlassable redressage de conscience des vivants contemporains par l’apologie de nouvelles catégories d’individus qui ne mentent pas, eux, qui ne trichent pas, qui vivent sans honte et dans la vérité parce qu’ils n’arrêtent pas de sortir du placard et de se rendre visibles ; qui appelaient de leurs voeux l’élaboration d’une grisante « entreprise mondiale de moralisation » ; qui se félicitaient que la société se soit « enfin octroyé le droit de pénétrer dans le champ familial » pour y traquer toutes les velléités d’abus sexuels ; qui s’indignaient de ne pas voir encore assez fermement appliquées certaines lois scélérates (celles qui concernent le tabagisme pour commencer, et puis bien sûr toutes les autres) ; qui considéraient que la « morale de la modernité » exigeait que l’on soit « authentique » dans sa vie conjugale, c’est-à-dire que l’on se mette définitivement la ceinture, ou alors que l’on quitte son conjoint pour en chercher un autre et se remettre la ceinture ; enfin qui se réjouissaient encore si bruyamment, il y a moins de trois mois, de la grande campagne épuratrice lancée à l’occasion des affaires de « dopage » du Tour de France, et réclamaient jour après jour de nouvelles têtes. 

De cette grande fête sacrificielle aux motivations incriticables, ces correctophiles repentis, et ces ex-adorateurs de la mystique transparentiste font brusquement comme s’il ne restait rien. Leur comédie de table rase est assez pitoyable. Ils balbutient leur profession de foi libertaire avec les accents de l’esclavage. Ils savent d’ailleurs très bien que rien n’arrêtera plus la merveilleuse machine de destruction de tout ; et ils protestent avec d’autant plus de véhémence qu’ils n’ont aucun pouvoir et qu’ils s’en félicitent."


Ce qui ne les empêche aucunement, vingt ans après, d’être encore là - renforcés par les adeptes des réseaux sociaux.