vendredi 24 août 2018

Sans le symbole, la réalité manque à la réalité.

Paradoxalement, il m’est parfois plus facile, pour des raisons principalement matérielles, de vous recopier sans commentaire un long extrait, que de commenter cum grano salis des textes plus courts. Oublions donc M. Fumaroli et les jésuites espagnols quelque temps, et enchaînons sur une partie de la présentation par M. Caron du livre de Bloy (que je n’ai jamais lu), Jeanne d’Arc et l’Allemagne, dans la récente édition « Bouquins » : 

"Le projet sur Jeanne d’Arc était… ancien, il devait faire suite au livre sur Napoléon, et constituer le couronnement de la lecture que le « Symbolisme universel » de Bloy applique à l’Histoire. Puis ce fut la Grande Guerre. Elle ne bouleversait pas la vision apocalyptique que Bloy se fait de l’humanité, et il s’attendait depuis longtemps que survinssent d’abominables événements. Mais il ne pouvait plus désormais écrire de la même façon, c’est-à-dire selon la méthode symbolique : l’ère du symbole étant en train de passer, tout l’humain advient à sa réalité et l’histoire terrestre à son abolition. La pensée et la littérature doivent entrer dans cette réalité. Et il est impressionnant de voir ainsi le génie d’un si grand écrivain accepter à la fin de sa vie de remettre en cause la règle de son travail par amour de la Vérité tandis qu’il achève précisément de découvrir la clarté et la maturité de sa méthode. Le livre sur Jeanne d’Arc ne pourra pas être cette oeuvre conclusive à laquelle Bloy voulait atteindre et dans laquelle il voulait produire l’acmé de son exégèse absolue : il ne s’agit cependant pas d’un chef-d’oeuvre inachevé (…), mais d’une oeuvre à qui son objet demande en direct un infléchissement intégral, l’entrée dans une ère inconnue, dans une nouvelle histoire qui correspond aux signes avant-coureurs de la fin de l’histoire terrestre. Une autre dimension s’ouvre, annoncée depuis longtemps par Bloy. Aussi, tandis que nul n’a d’ores et déjà compris ce que Bloy disait auparavant déjà, car Bloy demeure encore largement inconnu en 1914, l’auteur doit cependant entrer dans une phase de solitude encore plus grande puisque, désormais au seuil de l’Apocalypse, il est confronté, seul conscient, aux prodromes incendiaires et antéchristiques de la venue du Saint-Esprit. 

Contrairement à ses contemporains, Bloy ne fut pas pris au dépourvu, mais, précisément vidé de toute illusion sur une guerre dont il connaissait l’horreur à l’avance, n’en reçut qu’une plus forte commotion, une commotion de chaque jour qui savait que le suivant ne serait pas une victoire. Bloy souffrit tant de la guerre qu’elle abrégea sans doute les jours d’une vieillesse qui avait atteint vers 1910 la paix spirituelle : il mourut en 1917 et n’eut donc pas l’occasion de constater combien le traité de Versailles n’était que cette poudre de riz dont un souffle suffisait à essuyer le masque et dont la grimace maquillait la venue d’une guerre d’abolition terminale après quoi ne serait plus rien - il n’eut pas l’occasion de mesurer combien après 1919 aucun événement n’était plus un symbole mais la réalité d’une phase de suspension théophobe, qui, combattant ouvertement Dieu, distinguait par aggravement successif le présent de tout ce qui fut et le dissociait du Principe dont la Différence vient. Mais il savait que la réalité remplaçait le symbole dans la conflagration durable. 

Son livre sur Jeanne d’Arc en accepta dès lors des transformations majeures : la réalité faisait son entrée dans le symbole, mais cette réalité était immaitrisable et ne pouvait qu’être constatée, qui était celle de massacres dont l’humanité, dépassée par la surnaturalité du mal, ne maîtrisait plus rien. Aussi ce livre d’histoire bloyenne mêle-t-il à la figure de Jeanne d’Arc et aux reliquats de déchiffrement que peut encore se permettre la réflexion symbolique, une volonté nouvelle d’enserrer la réalité de l’événement apocalyptique et antéchristique et de l’insérer au sein de la recherche ouverte d’une nouvelle forme d’exégèse absolue. Et Jeanne d’Arc qui apparaît habituellement dans les livres qui lui sont consacrés comme l’occasion d’une réflexion sur la France éternelle, se manifeste ici au contraire comme soutien exégétique permettant de percer une brèche de pensée dans l’opacité d’un présent de malédiction. Jeanne d’Arc est donc l’occasion d’une sorte de journal de guerre écrit par un ermite dépassé par la force de ses prophéties. Les livres de Bloy sont toujours si surprenants qu’inclassables qui soulignent parfaitement le champ sémantique que le mot « génie » peut recouvrir, mais cette oeuvre, Jeanne d’Arc et l’Allemagne, s’avère encore plus inouïe que toutes : elle est l’un des ouvrages les plus stupéfiants du « Pèlerin de l’Absolu »."


Il ne vous aura probablement pas échappé que Maxence Caron, "auteur d’une oeuvre de vingt-cinq livres", nous dit la quatrième de couverture, s’il écrit beaucoup, ne se relit probablement pas assez. Cette petite perfidie sur les approximations et impropriétés que vous avez pu comme moi constater étant énoncée, il me semble que l’on comprend malgré tout l’intérêt de ce qu’il veut exprimer. Suite et fin de ce texte sous peu !