vendredi 21 septembre 2018

L'anus capitaliste de G. Deleuze.

Sur la lancée des citations prises dans son La Fontaine politique, j’ai ressorti de ma bibliothèque l’Apocalypse du désir de Boutang. Mon exemplaire est quelque peu décati, les indications que j’ai retrouvées sur la page de garde permettant d’en comprendre la raison : "Août 2009. Lu jusqu’à la p. 63. Recommencé en octobre 2011." Ce recommencement m’a entraîné jusqu’à la p. 220 environ, j’ai fait plus de la moitié du livre - en quelques mois sans doute, il y a sept ans… Passée la première réaction de lassitude, je me suis dit qu’après tout il n’était pas étonnant, rapport à mes propres préoccupations, que je passe autant d’années, fût-ce de manière très intermittente, sur un livre que l’on pourrait d’une certaine façon sous-titrer Érotique chrétienne - vaste programme ! La difficulté du style de P. Boutang n’est ici que le reflet de la difficulté des questions abordées, elle ne suffit pas expliquer la lenteur de ma progression. 

Quoi qu’il en soit, voici deux passages issus de l’analyse serrée que Boutang nous livre (nous sommes en 1979) de l’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Je note incidemment que l’oeuvre de notre catholique platonicien contient de vraies lectures des philosophes de la deuxième moitié du siècle, de Sartre à Foucault, en passant par Lacan, et donc, les deux promoteurs des « machines désirantes ». Allons-y : Boutang évoque d’abord leurs attaques contre, justement, l’auteur des Écrits :

"Jacques Lacan a dénoncé la part prise par les rites de la psychanalyse, dans l’ « american way of life », à la domestication du désir ; pour autant que l’Europe s’américanise, nos sociétés libérales avancées sont plus sensibles au psychodrame et à la dynamique de groupe qui favorisent la conservation des biens ou des situations et la révolution des moeurs, qu’à la psychanalyse ; seule une minorité lacanise sans attendre, plus que son maître, mieux que de jolis ou drôles détours vers la mort. L’intention de l’Anti-Oedipe n’était donc pas nécessairement sagace, s’il s’agissait d’empêcher ou ruiner une « oedipianisation » à laquelle Lacan ne s’est pas voué, et qui a une importance vaste et pelliculaire, analogue à celle des « ovnis » chez les adultes moyens. 

Cette conclusion serait trop rapide : l’entreprise de l’Anti-Oedipe n’est pas limitée aux clients et victimes de Claire Brétécher ; elle a une valeur de prototype, de prélude à un couronnement de l’anarchie, qui ne ralliera pas les marxistes les plus sérieux mais ne cessera de séduire les « déchets » ou les « renvois » de la bourgeoisie intellectuelle, à proportion de la jeunesse, ou - ce n’est pas nous qui le disons, mais nos auteurs qui le proposent comme programme - de sa perversion : « Encore plus de perversion ! Encore plus d’artifice ! » Cela a des chances, en effet, de marcher. (…)

Alors, quelle voie révolutionnaire ? La question a été posée plusieurs fois, aux divers tournants, toujours avec la réponse en forme de fuite. (…) On écartait… le conseil de Samir Amin (…) aux pays du tiers monde, de « se retirer du marché mondial » : renouvellement de la solution économique fasciste, risquant sans doute, dans le cas improbable de sa possibilité, ou de son esquisse, de « reterritorialiser », rendre à une tradition originelle, des candidats sauvages pour qui les auteurs de l’Anti-Oedipe éprouvent certainement un dégoût de civilisés subtils. Non, ce qui est envisagé par eux c’est d’aller encore plus loin : « Aller encore plus loin dans le mouvement du marché, du décodage et de la déterritorialisation. » (Donc vivent les multinationales, les déplacements de main-d’oeuvre pour leur profit, vive le pouvoir croissant des banques !) Parce que « peut-être les flux ne sont pas encore assez déterritorialisés, pas assez décodés du point de vue d’une théorie et d’une pratique de flux à haute teneur schizophrénique. Non pas se retirer du procès, mais aller plus loin, accélérer le procès, comme disait Nietzsche : en vérité, dans cette matière, nous n’avons encore rien vu ». Si l’on n’est ni voyeur ni provocateur, on fera observer que cette schizo-révolution, ou politique de la décomposition, met à l’infinitif des verbes sans sujet vraisemblable : accélérer le procès ? Qui et comment ? L’Anti-Oedipe va-t-il déléguer ses pervers pour induire la finance mondiale à encore plus d’ignominie ? Et par quels moyens, on brûle de l’apprendre, et si la jet society amorce sa conversion au flux hylétique infini ?"


Je vous retranscris la suite demain, mais ce que l’on peut d’ores et déjà noter, par-delà la caricature du libéral-libertaire, ou du gauchiste qui demande lui-même au capital d’être encore plus capitaliste - toujours la même histoire, continuons avec Musil… -, ce sont les aspects masochistes, et plus encore morbides, d’une telle approche. Avec les textes de Muray sur le sexe et la « part maudite » que je vous ai donnés à lire il y a peu, vous imaginez bien qu’il ne s’agit pas pour moi de verser dans une vision idyllique de la sexualité - et encore moins de la politique. Mais il y a ici, non pas un Gai savoir, comme le revendiquait le Nietzsche de nos oiseaux (savoir comme Nietzsche qui n’étaient déjà pas bien gais), mais comme une noirceur gay (et c’est tout sauf un oxymore : cela fait longtemps que je me dis que la promotion du terme gay pour désigner un comportement morbide tel que l’homosexualité masculine fut une des premières grandes manifestations et un des premiers signes d’une forme d’attaque contre le langage et ses significations), une noirceur gay qui donne envie de vomir, les extraits de demain vous le confirmerons, je pense, et ma phrase est finie, merci.