jeudi 13 septembre 2018

"Un peu dérisoire, peut-être risible…"

Rouvrons Après l’histoire (1998) et recopions du Muray : 

"Le « père » est un espoir sur lequel personne, aujourd’hui, ne peut compter. La « domination masculine » elle-même, effacée depuis longtemps, n’est plus qu’un de ces dieux devant lesquels on se prosterne, en hurlant qu’on les exècre, parce qu’on les sait irrémédiablement et dramatiquement absents. Homo festivus, l’éradicateur furieux de toutes les différences, aurait mauvaise grâce à se plaindre d’une telle situation, à l’établissement de laquelle il oeuvre depuis tant d’années. Mais c’est seulement aujourd’hui que commencent à lui en apparaître les premières conséquences ; et qu’il s’en trouve surpris. La destruction savante des moindres résidus d’antagonismes, jusque dans les ultimes fondements anthropologiques de la société (identité sexuelle, langage, etc.), induit un effacement de l’autre de toute évidence sans exemple à aucune époque ; et c’est alors qu’Homo festivus se trouve non seulement cloné, ou clonique, mais également clownesque : on ne peut pas avoir le beurre de l’indifférenciation et l’argent du beurre de l’individualité. Que l’on devienne, par la même occasion, insignifiant, vaguement touchant, un peu dérisoire, peut-être risible, n’est que le résultat d’une telle situation. Le comique ne vient d’ailleurs plus, de nos jours, que du spectacle des néo-individus veufs de l’autre sous toutes ses formes (veufs de l’adversaire, de l’ennemi), mais continuant, pour se sentir exister (comme idée, comme projet, comme projection), à en combattre le fantôme avec des postures de matamores. (…) Le roman de l’absence d’autrui est la seule aventure humaine qui puisse désormais être contée. (…)


Se montrer, s’afficher, s’exposer, sortir du placard, faire son coming out, être reconnu, sont les seules activités qui restent à l’individu quand il ne rencontre plus de résistances. L’ostentation de soi-même, mais en masse, et avec la bénédiction de tout le monde, à commencer par les pouvoirs publics, est le destin de ceux qui n’ont plus de destin. (…) L’opposition n’est plus entre l’être et le néant, mais entre l’être et la pride. Cette pride remplace à merveille l’ancienne existence ; ou plutôt elle est la première longue lutte de l’ère post-historique pour faire accepter l’identification de l’existence et de la fierté. Le désir de reconnaissance hégélien, désir du désir des autres, connaît là son aboutissement impensé ainsi que son prolongement irrésistible. Certes, la volonté de reconnaissance coïncide avec le processus d’hominisation : c’est elle qui a fait de l’homme quelqu’un qui, à la différence de l’animal, ne réalisait pas dans la seule procréation la totalité de ses possibilités existentielles. Mais qu’elle soit désormais presque seule à survivre sur les décombres de toutes les autres volontés, devrait au moins laisser penser à quelques-uns que la fin de l’Histoire est aussi cette période à partir de laquelle la sexualité dite infantile, ou encore partielle (l’exhibitionnisme n’est qu’un des moments normaux de cette sexualité infantile), occupe enfin, toute seule ou presque, le haut du pavé ; et dicte à l’ensemble social ses lois immatures. Ce qui est d’ailleurs peut-être la seule manière de rendre la sexualité enfin « bonne », c’est-à-dire neutre, ou encore naturelle (dépourvue de jeu, d’affrontement, de violence), donc d’en éliminer tout ce qui la détournait jusque-là vers le « mal » (vers l’âge adulte), c’est-à-dire d’en finir une bonne fois avec tout ce qui est, ou était, réellement sexuel."