lundi 17 septembre 2018

Face à la haine...

"« Face à la haine », titre Le Monde. Et, du coup, on installe trente et un écrivains face à cette haine. On les place devant. On les assoit là. Comme les vacanciers des tableaux de Boudin en face de la mer. Face à une sauvagerie à contempler pour l’apprivoiser ou  l’éradiquer. Mais qu’est-ce que la haine ? Il est frappant que tout le monde ait l’air de le savoir a priori ; il est étonnant que personne ne semble avoir besoin de considérer cette question d’abord en tant que problème. Et tout se passe, alors, comme si la littérature (dont ces trente et un écrivains sont tout de même supposés représenter une sorte de quintessence) y avait toujours été étrangère, à la haine. (…)

« Face à la haine ». En installant trente et un « écrivains face à la haine », donc en désignant la morale comme fin exclusive de tout ce qui s’écrit, on achève de transformer la littérature en ligue de vertu ; et ce qui avait été dit, pendant plusieurs siècles, sur la négativité comme condition vitale, aussi bien dans les sociétés que chez les individus (…), tout cela devient impensable, ou du moins prohibé [vingt ans après, on constate parfois que des gens s’arrêtent littéralement de penser dès qu’ils sentent qu’ils risquent d’aborder cette question, note de AMG]. Des choses que savait n’importe quel jésuite de base du XVIIe siècle retombent dans l’oubli ou sont interdites. On traite le Mal par le Bien, et on s’imagine que ça va marcher. (…)

« Face à la haine » ? C’est comme si on mettait la littérature en face de la vie. Comme si Dostoïevski, Sade, Lautréamont, Céline, Balzac, Kafka, Bloy, Bataille, Faulkner, Borges et cinquante autres avaient jamais cessé d’explorer ces territoires noirs. Explorer. Ils ne sont pas restés en face. Ils s’y sont compromis. Ils l’ont prise sur eux, d’une façon ou d’une autre, cette « part maudite » sans laquelle d’autres affections contraires (la concorde, l’amour, la tendresse, la fraternité) n’auraient jamais pu acquérir la plus légère signification. Ils ne sont pas restés dehors. Ils ne sont pas restés assis devant, avec des poses de matador, protégés par la ceinture de chasteté de leurs bonnes intentions. Ils ne se sont pas placés du bon côté, et pour ainsi dire de naissance, ou de droit divin (quitte ensuite à s’affoler que l’autre côté, le mauvais, se peuple à une vitesse de plus en plus extravagante). Ils ne se sont pas imaginés exempts de cette haine, au point de l’expatrier de la littérature pour transformer celle-ci en perpétuel cours d’éducation civique."


Ajoutons une phrase issue du même texte, de portée plus générale : 

"Car tout ce qui va de soi, chacun le sent, porte malheur."


P. Muray.