mercredi 12 septembre 2018

"Païenne, plausible et humaine…"

"Cet écrivain compétent et ingénieux qu’est M. Arthur Symmons a publié dans un livre d’essais, récemment paru, je crois, une apologie des Nuits de Londres, où il déclare qu’en matière de critique la moralité doit être entièrement subordonnée à l’art, et il recourt à cet argument assez singulier que l’art ou le culte de la beauté est le même dans tous les temps, alors que la moralité varie à tous points à chaque époque. Il semble mettre ses critiques ou lecteurs au défi de lui signaler un trait permanent de la morale. C’est là de toute évidence un exemple fort curieux de ce parti pris extravagant contre la morale qui rend tant d’esthètes ultra-modernes aussi morbides et fanatiques que n’importe quel ermite d’Orient. Il est indiscutable que les intellectuels modernes disent très fréquemment que la morale d’une époque peut être complètement différente de celle d’une autre époque, et, comme un grand nombre de phrases de ces intellectuels, cela ne signifie absolument rien. Si les deux morales sont entièrement différentes, pourquoi les appeler toutes deux morales ? C’est comme si un homme disait : « Les chameaux varient totalement d’après les endroits ; certains ont six pattes, d’autres n’en ont pas, d’autres ont des écailles, d’autres des plumes, d’autres des cornes, d’autres des ailes, d’aucuns sont verts et il y en a de triangulaires. Ils n’ont aucun trait commun. » A quoi tout homme de bon sens répondrait : « Mais alors pourquoi les appelez-vous tous chameaux ? Qu’entendez-vous par un chameau ? A quoi reconnaissez-vous un chameau quand vous en voyez un ? » Il va de soi qu’il y a un fond permanent dans la morale comme il y a un fond permanent dans l’art, cela revient à dire que la morale est la morale et que l’art est l’art. (…)

Ce parti pris des esthètes modernes contre la morale est très ostensiblement affiché. Cependant ce n’est pas à proprement parler un parti pris contre la morale, c’est un parti pris contre la morale des autres. Il est généralement fondé sur une préférence morale nettement définie pour un certain genre de vie, païenne, plausible et humaine. L’esthète moderne, espérant nous faire croire qu’il apprécie plus la beauté que la conduite, lit Mallarmé et boit de l’absinthe au café. Mais ce n’est pas seulement son genre de beauté préférée, c’est aussi son genre de conduite préférée. S’il voulait vraiment nous convaincre qu’il n’aime que la beauté, il devrait ne fréquenter que les agapes wesleyennes et peindre le reflet du soleil dans les cheveux des petits enfants wesleyens. Il ne devrait avoir d’autres lectures que de très éloquents sermons des théologiens presbytériens d’autrefois. Ici l’absence de toute sympathie morale prouverait que son intérêt est purement verbal ou pictural. Dans tous les livres qu’il lit ou écrit, il s’accroche aux pans de sa propre moralité et de sa propre immoralité. Le champion de l’art pour l’art ne cesse de dénoncer Ruskin parce qu’il moralise. S’il était réellement le champion de l’art pour l’art, il ne cesserait de louer Ruskin pour son style."


Puisque le texte en anglais (vous ai-je précisé que vous venez de lire Chesterton ?) se trouve facilement en ligne, le voici, au cas où vous voudriez clarifier un point ou un autre (je n’harmonise pas la ponctuation par rapport aux usages de mon comptoir), vous y trouverez le passage que j’ai coupé :

"That capable and ingenious writer, Mr. Arthur Symons, has included in a book of essays recently published, I believe, an apologia for London Nights, in which he says that morality should be wholly subordinated to art in criticism, and he uses the somewhat singular argument that art or the worship of beauty is the same in all ages, while morality differs in every period and in every respect. He appears to defy his critics or his readers to mention any permanent feature or quality in ethics. This is surely a very curious example of that extravagant bias against morality which makes so many ultra-modern aesthetes as morbid and fanatical as any Eastern hermit. Unquestionably it is a very common phrase of modern intellectualism to say that the morality of one age can be entirely different to the morality of another. And like a great many other phrases of modern intellectualism, it means literally nothing at all. If the two moralities are entirely different, why do you call them both moralities? It is as if a man said, "Camels in various places are totally diverse; some have six legs, some have none, some have scales, some have feathers, some have horns, some have wings, some are green, some are triangular. There is no point which they have in common." The ordinary man of sense would reply, "Then what makes you call them all camels? What do you mean by a camel? How do you know a camel when you see one?" Of course, there is a permanent substance of morality, as much as there is a permanent substance of art; to say that is only to say that morality is morality, and that art is art. An ideal art critic would, no doubt, see the enduring beauty under every school; equally an ideal moralist would see the enduring ethic under every code. But practically some of the best Englishmen that ever lived could see nothing but filth and idolatry in the starry piety of the Brahmin. And it is equally true that practically the greatest group of artists that the world has ever seen, the giants of the Renaissance, could see nothing but barbarism in the ethereal energy of Gothic.

This bias against morality among the modern aesthetes is nothing very much paraded. And yet it is not really a bias against morality; it is a bias against other people's morality. It is generally founded on a very definite moral preference for a certain sort of life, pagan, plausible, humane. The modern aesthete, wishing us to believe that he values beauty more than conduct, reads Mallarmé, and drinks absinthe in a tavern. But this is not only his favourite kind of beauty; it is also his favourite kind of conduct. If he really wished us to believe that he cared for beauty only, he ought to go to nothing but Wesleyan school treats, and paint the sunlight in the hair of the Wesleyan babies. He ought to read nothing but very eloquent theological sermons by old-fashioned Presbyterian divines. Here the lack of all possible moral sympathy would prove that his interest was purely verbal or pictorial, as it is; in all the books he reads and writes he clings to the skirts of his own morality and his own immorality. The champion of l'art pour l'art is always denouncing Ruskin for his moralizing. If he were really a champion of l'art pour l'art, he would be always insisting on Ruskin for his style."