samedi 15 septembre 2018

Chesterton : le rapport maladif à l’art chez l’homme moderne.

"Quiconque possède une connaissance approfondie de la psychologie humaine se méfie profondément de ceux qui se vantent sans cesse d’être artistes et parlent sans cesse de l’art. L’art est une chose normale et humaine comme marcher ou prier ; mais dès l’instant où l’on commence à en parler solennellement, on peut être à peu près sûr qu’il y a commencement de paralysie et une manière de difficulté. 

Le tempérament artistique est une maladie qui afflige les amateurs. C’est une maladie propre aux hommes qui n’ont pas la force d’expression nécessaire pour formuler et éliminer l’élément artistique qui est en eux. Il est salutaire pour tout homme sain d’exprimer l’art qu’il ressent ; il est essentiel pour tout homme sain d’éliminer les éléments artistiques qu’il porte en lui-même coûte que coûte. Les artistes vigoureux et sains éliminent leur art aussi aisément qu’ils respirent ou transpirent. Mais chez les artistes de moindre souffle cette fonction devient une oppression et cause une souffrance définie qu’on appelle le tempérament artistique. C’est ainsi que de très grands artistes comme Shakespeare ou Browning sont capables d’être des hommes ordinaires. Nombreuses sont les véritables tragédies causées par le tempérament artistique, tragédies de vanité, de violence ou de peur. Mais la plus grande tragédie de ce tempérament artistique, c’est qu’il lui est impossible de produire de l’art. 

Whistler fut capable de produire de l’art et dans cette mesure il fut un grand homme ; mais il était incapable d’oublier l’art et ainsi, dans une certaine mesure, il ne fut qu’un homme à tempérament artistique. Il n’est pas de manifestation plus éclatante d’un grand artiste que sa faculté de bannir la préoccupation de l’art, et à l’occasion de l’envoyer au diable. De même nous serons toujours portés à donner notre confiance à un avoué qui ne parlerait pas de transfert [conveyancing] entre la poire et le fromage. Ce que nous attendons réellement d’un homme qui mène une affaire, c’est que toute l’énergie d’un homme ordinaire soit employée à l’étude de cette affaire. Nous ne demandons pas que cette affaire remplisse l’homme ordinaire. Nous ne souhaitons pas le moins du monde que notre procès exerce son action sur les jeux de notre avocat avec ses enfants, sur ses excursions à bicyclette ou ses méditations sur l’étoile du matin. Mais en revanche nous souhaitons que ses jeux avec ses enfants, ses excursions et ses méditations exercent leur action sur notre procès. Si ses excursions à bicyclette lui ont développé les poumons, si ses méditations lui ont inspiré de brillantes et plaisantes métaphores, nous désirons qu’il les mette à notre disposition devant le tribunal. En un mot, nous sommes très heureux qu’il soit un homme ordinaire puisque cela peut contribuer à faire de lui un avocat exceptionnel."


On peut bien sûr trouver cela un peu court, estimer que Chesterton n’est pas loin de comparer la conception d’une oeuvre d’art à l’élimination quotidienne d’excréments. (Encore faut-il noter que s'il évoque Shakespeare, c'est qu'il ne demande pas au contenu de l'oeuvre d'être sain, politiquement correct, etc.) On peut aussi trouver que la comparaison avec l’avoué s’applique parfaitement à quelqu’un comme John Ford, homme ordinaire auteur de films extraordinaires - que probablement Chesterton eût aimés…