lundi 10 septembre 2018

"Des Assyriens au cubisme…."

Et de Musil à un inventaire à la Prévert : 

"L’Homme sans qualités dont il est question dans ce récit s’appelait Ulrich, et Urich (qu’il est désagréable de devoir continuellement nommer par son prénom quelqu’un que l’on ne connaît encore qu’à peine ! mais, par égard pour son père, le nom de famille doit être tenu secret), Ulrich, donc, avait donné le premier échantillon de sa manière dès la fin de l’adolescence, dans une dissertation sur une pensée patriotique. Or le patriotisme, en Autriche, était quelque chose de tout à fait particulier. Voyez les enfants allemands : ils apprenaient tout bonnement à mépriser les guerres des enfants autrichiens, et on leur enseignait que les enfants français avaient pour ancêtres des libertins énervés que la seule vue d’un fantassin allemand à grande barbe faisait fuir, fussent-ils des milliers ; et les enfants français, les enfants russes, les enfants anglais, eux aussi souvent vainqueurs, apprenaient la même leçon en renversant les rôles, et avec toutes les modifications souhaitables. Comme les enfants sont fanfarons, qu’ils aiment jouer aux gendarmes et aux voleurs et sont toujours prêts à tenir pour la première du monde la famille Y., de la rue du grand X., pour que peu que le hasard en fait leur propre famille, rien n’est plus aisé que de les gagner au patriotisme. En Autriche, les choses étaient un peu moins simples : si les Autrichiens étaient bien sortis vainqueurs de toutes les guerres de leur histoire, la plupart d’entre elles ne les en avaient pas moins obligés à quelque cession. Ce sont des choses qui font penser. Dans sa dissertation sur l’amour du pays, Ulrich écrivit qu’un véritable patriote ne devait pas se croire en droit de juger son pays meilleur que les autres ; et même, en un éclair qui lui parut particulièrement beau, bien que sa lueur l’eût plutôt ébloui qu’illuminé, il avait ajouté à cette phrase déjà suspecte une autre phrase ; à savoir que Dieu lui-même préfère sans doute parler de sa création au potentiel (hic dixerit quispiam : ici, l’on avancera peut-être que…), car Dieu crée le monde en pensant qu’il pourrait tout aussi bien être différent. Ulrich avait été très fier de cette phrase, mais peut-être ne s’était-il pas exprimé assez clairement, car elle provoqua un véritable scandale, et on faillit le chasser de l’école ; mais on ne résolut rien, incapable qu’on était de décider s’il fallait voir dans sa téméraire observation un outrage à la patrie ou un blasphème."

Une deuxième citation pour la route, page suivante et 16 ans plus tard, quand Ulrich veut réaménager la petite maison qu’il vient d’acheter et ne sait quel parti prendre : 

"De la restauration fidèle à l’irrespect total, il avait le choix entre toutes les méthodes, et tous les styles, des Assyriens au cubisme, se présentaient à son esprit. L’homme moderne naît en clinique et meurt en clinique : il faut que sa demeure ressemble à une clinique ! Cet impératif venait d’être formulé par un architecte d’avant-garde, tandis qu’un autre, réformateur de l’aménagement, exigeait des parois amovibles sous prétexte que l’homme doit apprendre à vivre en confiance avec son semblable et cesser de s’en isoler par goût du séparatisme. Des temps nouveaux venaient de commencer (il en commence à chaque minute) : à temps nouveaux, style nouveau !"


Comme le disait un personnage des Enfants du Paradis : c’est vieux comme le monde, la nouveauté…