mardi 30 octobre 2018

"Issu de quelque bestiaire disparu."

On continue avec Jünger et J. Hervier. 

"Dans Sur la douleur (1934), Jünger notera les affinités profondes que l’art militaire a toujours entretenues avec la technique : depuis les origines, les équipements militaires visent à objectiver le corps du combattant et à le dépouiller de son individualité. Les grandes armées professionnelles de l’Antiquité, et l’armée romaine en particulier, préfigurent en ce sens les armées modernes. (…) Dans le domaine concret, la technicité des légions romaines culmine lors du siège de Jérusalem tel que le décrit Flavius Josèphe : la légion y apparaît comme une machine, la cavalerie se déploie aux ailes comme les bras d’un levier, et tout l’ensemble, « avec ses tortues, ses béliers couverts, ses scorpions, ses tours roulantes et ses plans inclinés » semble arraché au monde humain, issu de quelque bestiaire disparu. « Devant de tels spectacles, on perd le sentiment qu’il s’agit encore d’êtres humains : la construction artificieuse et la mobilité bien réglée de l’ouvrage détournent le regard des destinées individuelles. » Protégé à l’intérieur de ses machines roulantes, l’homme semble être devenu autre chose qu’un homme.

Jünger n’est pas le seul à être passé dans cette guerre d’un enthousiasme puéril pour la science et la puissance technique qu’elle procure à un refus des effroyables destructions qu’elle entraîne simultanément ; mais il ne les considère pas seulement comme des accidents matériels que l’homme pourrait surmonter en agissant avec plus de sagesse et de raison. Il n’y a pas seulement un bon et un mauvais usage de la technique. Ce qui s’amorce dans ses livres de guerre, c’est la prise de conscience que la technique ne se contente pas d’entamer l’intégrité de l’homme en l’agressant de l’extérieur, mais en le transformant au plus intime de lui-même. 

 - que dire alors de la pilule ou de l’avortement !… mais laissons J. Hervier s’exprimer : 

Autant l’histoire événementielle à court terme préoccupe peu Jünger dans ses écrits sur la Première Guerre mondiale, autant, selon la longue durée, il est sensible à la mutation radicale qui s’opère sous ses yeux. Ce sont les structures mentales de l’humanité qui sont modifiées tandis que le champ de bataille devient une usine avec ses « armées de machines » et ses « bataillons d’ouvriers » : Jünger retrace les interminables défilés de matériel qui précèdent les grandes offensives, l’action destructrice de l’impressionnante muraille de feu que l’artillerie déploie devant les troupes d’assaut. Tous les éléments du combat sont issus de la technique moderne, non seulement les canons, les avions et les chars, mais la tranchée elle-même, devenue un immense labyrinthe, construit par une armée de terrassiers ; et c’est que réside la modification majeure : le soldat s’est transformé en Arbeiter, dans les deux acceptions que comporte le mot, celui de « travailleur » et celui d’ « ouvrier ». En tant qu’ouvrier, il est au service de la machine au sens le plus matériel du terme, mais en tant que travailleur, fût-il général et exempté de toute tâche servile, il est pris dans l’immense mécanisme de la technicité universelle. Dans ses journaux de la Seconde Guerre, Jünger insistera sur le fait que, comme le dernier des soldats, généraux et officiers supérieurs ne sont plus que des rouages, échangeables à volonté, au sein d’une machinerie qui leur refuse toute personnalité propre. Il ne s’agit pas là d’une simple constatation psychologique mais de l’enregistrement d’un phénomène historique. Dans une vision très hégélienne, Jünger pense que tout ce processus est piloté par l’esprit du monde (Weltgeist) ou l’esprit du temps (Zeitgeist), en qui réside l’essence des nouveaux affrontements : « La bataille n’utilise pas seulement la machine de manière croissante, elle est elle-même imprégnée dans sa totalité par l’esprit qui crée les machines » ; c’est cet esprit qu’il nomme un peu plus loin « l’esprit qui se tient derrière la technique ».

Désormais, les guerres n’opposent plus deux peuples ou deux armées, mais deux puissances industrielles : « La bataille est un terrible affrontement entre industries et la victoire le succès du concurrent qui a su travailler plus vite et plus brutalement. » D’où la nécessité pour chacun des adversaires de « mobiliser », de « mettre en mouvement » au sens précis du terme, toutes les ressources dont il dispose. Au-delà des soldats, c’est un peuple tout entier qui est sous les armes. La Révolution française avait déjà emprunté cette direction en substituant aux armées de métier de l’Ancien Régime la conscription universelle et la levée en masse. Avec les nouvelles guerres surgit un nouveau concept, celui de « mobilisation totale », auquel Jünger va assurer une large audience en lui consacrant un essai en 1930. Toute l’activité des belligérants s’oriente vers la guerre dans un « gigantesque processus de travail » qui est la caractéristique essentielle du monde moderne : « Dans cette saisie absolue de l’énergie potentielle qui transforme les États industriels belligérants en forges de Vulcain s’annonce, de la façon peut-être la plus significative, l’avènement de l’âge du travail - elle fait de la guerre mondiale un phénomène historique qui dépasse en importance la Révolution française. » D’où l’idée que la Grande Guerre a été gagnée non par les pays les plus militaristes selon les formes traditionnelles, l’Allemagne en étant la plus frappante incarnation, mais par ceux que leur mentalité progressiste rendait les plus aptes à cette mobilisation."


Des petits soldats interchangeables et shootés de l’islamisme à l’armée chinoise, mobilisation en masse s’il en est, tout cela ne nous dépayse pas. Pendant que les Français, plus que l’alcoolique du Petit prince, ne se droguent pas pour combattre, ou pour oublier qu’ils se droguent, mais pour s’oublier. On peut appliquer à la conscription de masse et aux fièvres révolutionnaires, à Verdun et à Valmy pour résumer, ce que M. Gauchet disait des régimes fasciste italien et surtout nazi : ces moments de tension collective ne peuvent avoir qu’un temps. Après quoi le patient, c’est-à-dire le peuple, est en pleine descente, pour reprendre le terme lié à la drogue, en pleine hébétude.