"L’homme serait encore plus noble que ce qui le tue..."
"Ah Dieu ! que la guerre est jolie
Avec ses chants ses longs loisirs
Cette bague je l'ai polie
Le vent se mêle à vos soupirs
Adieu ! voici le boute-selle
Il disparut dans un tournant
Et mourut là-bas tandis qu'elle
Riait au destin surprenant."
Je vous avais promis (combien de promesses de genre n’ai-je pas tenues, au fil des années…) des réflexions autour de l’oeuvre de Jünger ; plus précisément, suscitées par l’introduction de Julien Hervier à l’édition en « Pléiade » des Journaux de guerre. J’avais été frappé, à la lecture de cette introduction - qui remonte déjà à une dizaine d’années -, par ses échos contemporains, ceci dans des domaines variés. Voici aujourd’hui une première salve :
"Il ne s’agit pas ici de cette esthétisation proprement fasciste de la guerre qui suscitait l’indignation de Walter Benjamin, et dans laquelle sont tombés des écrivains amoureux du progrès tels que les futuristes italiens. A la fin de L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Benjamin cite le manifeste de Marinetti sur la guerre d’Éthiopie : « Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes, nous nous élevons contre l’affirmation que la guerre n’est pas esthétique. (…) Aussi sommes-nous amenés à constater (…) que la guerre est belle, car, grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits tanks, elle fonde la suprématie de l’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, car elle réalise pour la première fois le rêve d’un corps humain métallique. La guerre est belle car elle enrichit un pré en fleurs des flamboyantes orchidées des mitrailleuses », etc. [je ne sais pas si les coupures sont de Benjamin ou de J. Hervier, note de AMG]. Pour Jünger, nous le savons, la guerre n’est pas belle, ni même « jolie » - selon la formule, souvent mal interprétée, d’Apollinaire dans « L’Adieu du cavalier » -, « la guerre est terrible », bien que l’on arrive parfois à s’extraire de sa hideur pour y découvrir une parcelle de beauté protégée. Assurément, Jünger reste esthète au milieu des paysages désolés du combat, mais il lui importe surtout de sauvegarder au sein de l’écrasement matériel le lien à une transcendance mal définie et à laquelle il croit, et c’est pour répondre à cet impératif que l’écriture lui est indispensable. C’est sa « force créatrice » et son courage qui fondent la suprématie de l’homme sur une machine qui échappe à son emprise, comme il l’analysera en détail dans Le Travailleur (1932), avant d’y revenir dans tous ses livres de vieillesse. Son triomphe sur elle est de nature morale, à la façon dont le « roseau pensant » pascalien surpasse l’univers, car « quand l’univers l’écraserait l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien ». Il est donc loin de subjuguer la machine, au sens où l’entendait Marinetti. Jünger, en revanche, admettrait aisément que la guerre réalise « le rêve d’un corps humain métallique ».
Les combattants des nouveaux conflits deviennent des sortes de robots marqués par l’anonymat de la matière, qui aide à surmonter la peur. Cette pétrification, ce passage du visage au masque touche aussi les sportifs et, à la limite, toute l’humanité moderne : « Le visage nouveau (…) est dépourvu d’âme, comme forgé dans le métal ou taillé dans un bois spécial. (…) C’est l’un des visages où s’exprime le type ou la race du Travailleur. »"
Les coupures ici sont de J. Hervier, qui ajoute en note, suite donc à cette citation d’un texte de 1934 intitulé Sur la douleur, cette précision : "Les analyses du Travailleur vont dans le même sens, et soulignent l’importance que va prendre le masque dans la civilisation contemporaine, allant jusqu’à « estomper les traits qui rendent le caractère sexuel physiognomiquement visible »."
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