mercredi 31 octobre 2018

L'alliance du technicien et de l'État.

Petit complément aux deux livraisons précédentes : 

"On verra l’importance que prend dans les journaux de la Seconde Guerre mondiale la lecture de Léon Bloy, qui devient l’un de ses auteurs de prédilection, avec son déchaînement incontrôlé contre le caractère satanique du progrès, ou sa jubilation délirante à la mort de Curie, « le diabolique inventeur du radium ». Jünger cherche désormais des contre-pouvoirs à la domination de la technique. (…) Mais la guerre n’est pas le seul lieu où où la technique déploie sa redoutable surpuissance : l’exemple des régimes totalitaires concrétise la menace que fait peser sur l’homme l’alliance du technicien et de l’État. La technicité et un pseudo-hygiénisme règnent aussi sur les camps de concentration. 

Jünger (…) méditera à maintes reprises sur le naufrage du Titanic, ce bateau conçu comme un défi à la Nature et au Créateur, et dont le désastre exemplaire annonce à ses yeux tous les désastres qu’allait nous réserver l’hybris du progrès. Mais sa réflexion prend de plus en plus une dimension mythique. (…) L’homme de la technique sera de moins en moins évoqué sous la figure neutre du « Travailleur » ; par référence à la Bible et à la mythologie classique, il apparaîtra avec une connotation négative comme le descendant des forgerons caïnites ou, plus souvent encore, comme un titan révolté contre l’ancienne domination des dieux. Bien que la technique ne soit pas perverse en elle-même, elle se prête à toutes les dérives dès lors qu’une dimension théologique, un « supplément d’âme » lui fait défaut. Si l’on veut « observer de près un petit noyau nihiliste », il ne faut « pas seulement songer à un groupe de dynamiteros, ou à un régiment qui se bat sous la tête de mort, mais par exemple à une réunion de médecins, de techniciens ou d’inspecteurs des finances, qui discutent les questions de leurs spécialités. » Jünger qui, à la suite du choc émotif et mental des grandes batailles de matériel, s’était imposé de comprendre la domination de la technique et y avait vu l’incarnation contemporaine de la volonté de puissance nietzschéenne, l’appréhende désormais sous la dimension toujours menaçante du nihilisme."



Il faut être prudent avec la catégorie de nihilisme, et je ne voudrais pas laisser croire, en achevant sur ce terme cet ensemble de citations, que j’y vois le denier mot de l’histoire. Ce qui m’intéresse ici, en plus de l’intérêt à partir d’une certaine période de Jünger pour Bloy et pour la Bible, c’est "l’alliance du technicien et de l’État", ou du technicien et du croisé, ou du réformateur, tout ce que l’on veut, c’est-à-dire l’alliance entre la froideur, que l’on peut effectivement qualifier de nihiliste, des moyens, qu’il s’agisse des massacres de masse, des camps de concentration, de l’immigration massive organisée, de l’avortement comme « soin médical », etc., d’une part, et les buts poursuivis, qui peuvent être tout sauf nihilistes dans l’esprit de ceux qui les initient. Sachant donc, c’était l’objet des livraisons précédentes, que tout ceci se mêle, et n’a cessé de plus se mêler depuis un siècle, et que c’est ce qui rend ces textes de Jünger si actuels - et si tragiques. Bien à vous !