"L’avènement du transhumanisme et de l’homme amélioré était proche…"
"Dans le cocon bien clos d’une même culture, nous vivions tous ensemble, plus proches que jamais hommes ne l’ont été, dispersés à nos affaires et plaisirs, filant par places lumineuses et puits souterrains, dans les cafés où nous cernaient les miroirs éclatants, les rues, rubans de lumières colorées, bars pleins de liqueurs chatoyantes, tables de conférence et dernier cri, à chaque heure sa nouveauté, à chaque jour son problème résolu, à chaque semaine sa sensation, au fond de tout une insatisfaction énorme que le vacarme couvrait de sa chape. Toujours créatifs en mécanique, nous étions (…) rendus au terme de l’art, nous avions résolu les énigmes de l’univers, ou nous croyions être en passe d’y arriver. On arrivait aussi au point de cristallisation, l’avènement du surhomme était proche.
Ainsi vivions-nous sans penser, et n’en étions pas peu fiers. A nous, fils d’une époque enivrée de matière, le progrès semblait un accomplissement, la machine la clef de la similitude au divin, la lunette et le microscope les organes de la connaissance. Mais sous la coque toujours plus brillamment polie, sous les atours dont nous nous attifions comme des magiciens de foire, nous restions aussi nus et bruts que les hommes des forêts et des steppes.
On le vit bien, lorsque la guerre déchira la communauté de l’Europe, lorsque, derrière des drapeaux et des symboles pour lesquels plus d’un, et depuis fort longtemps, ne gardait qu’un sourire incrédule, nous nous affrontâmes en choc décisif à la manière immémoriale. Alors, en orgie enivrée, l’homme se revancha de tout ce qu’il avait laissé perdre. Alors ses pulsions, trop longtemps endiguées par la société et ses lois, redevinrent l’unique et le sacré et l’ultime raison. Et tout ce à quoi le cerveau, au cours des siècles, avait conféré des formes toujours plus tranchantes, ne servit plus qu’à accroître la force du poing au-delà de toute mesure. (…)
Nous avons plongé tête baissée dans ce vécu, et nous revenons autres que nous ne fûmes."
E. Jünger, Le combat comme expérience intérieure, 1921.
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