"Changer l'étincelle en flamme..."
"Dans un petit texte intitulé Nocturne, Kafka décrit une troupe de nomades pesamment endormis sur le sol. Mais quelques-uns veillent sur eux et se lancent des signaux à travers la nuit : « Et toi, tu veilles, tu es un des veilleurs, tu découvre le prochain veilleur en agitant le tison enflammé que tu prends au tas de brindilles près de toi. Pourquoi veilles-tu ? Il faut que quelqu’un veille, dit-on. Il faut quelqu’un. » Voici donc qu’après tant de protestations d’humilité, tant de moments de désespoir, Kafka s’assigne une fonction ; il a une place à tenir, un rôle irremplaçable à jouer. Une autre fois, il se voit placé à un tournant des temps, il est, dit-il, une fin ou un commencement. Il pense qu’il peut et doit tirer profit de la position exposée où le destin l’a confiné ; il attend que ses privations trouvent enfin leur récompense et que de son extrême faiblesse une force surgisse, qu’il est peut-être le seul à pouvoir produire : « Je n’ai rien apporté, que je sache, de tout ce que la vie exige, j’ai apporté seulement l’humaine et générale faiblesse. Grâce à elle - c’est de ce point de vue une force immense - j’ai vigoureusement absorbé en moi tout le négatif de mon temps, un temps qui m’est très proche, que je n’ai jamais le droit de combattre, mais dont je peux, jusqu’à un certain point, être le représentant. »
Dans les moments où il accède à cette confiance, il est réconcilié avec lui-même, il se sent justifié. Mais ces heures-là sont rares et il se méfie de l’exaltation, peut-être mensongère, qui les inspire. Ainsi, quelques jours après avoir imaginé la métaphore du veilleur, il se corrige lui-même dans son Journal et note sarcastiquement : « Un veilleur ! Un veilleur ! Sur quoi veilles-tu ? Qui t’a engagé ? Une seule chose, ton dégoût de toi-même, te rend plus riche que le cloporte, qui est couché sous la vieille pierre et qui veille. » Non seulement la littérature, son seul salut, l’a empêché de vivre, mais elle ne va pas l’aider à mourir : « Ce que j’ai joué », écrit-il, « va se produire maintenant dans la réalité. Je ne me suis pas racheté par l’écriture. Je suis mort ma vie durant et vais maintenant réellement mourir. Ma vie a été plus douce que celle des autres, ma mort n’en sera que plus terrible. L’écrivain en moi mourra naturellement aussitôt, car ce personnage n’a aucun sol pour le porter, il est sans consistance, il n’est même pas poussière ; il n’est à la rigueur possible que dans la vie terrestre la plus insensée, il n’est qu’une construction du narcissisme. Voilà pour l’écrivain. Mais quant à moi-même, je ne puis continuer à vivre, puisque je n’ai pas vécu ; je suis resté limon, je n’ai pas su changer l’étincelle en flamme, je ne l’ai utilisée que pour l’illumination de mon cadavre. Ce sera un étrange enterrement : l’écrivain, c’est-à-dire un être qui n’a aucune consistance, livrera le vieux cadavre, le cadavre de toujours, à son tombeau. »"
(Claude David, dans une préface à une édition de récits de Kafka en « Folio ».)
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