"La vraie vie et la vraie mort..."
Dans le dernier chapitre de l’un des premiers livres de Bloy, les Propos d’un entrepreneur de démolitions, on trouve ces lignes vibrantes :
"Il faut donc regarder l’âme des poètes qui sont assurément les plus pauvres et les plus lamentables de tous les mortels, puisqu’ils ne prennent la force de nous précipiter vers le ciel que dans leur désespoir d’en être dépossédés.
On se souvient de Pascal, ce grand aigle noir à deux têtes de la poésie, l’une pour regarder l’espérance, l’autre pour fixer l’enfer. Tout poète, c’est-à-dire toute âme supérieure, est au premier rang dans l’ordre de la préséance de la Chute ; c’est là sa place privilégiée et la meilleure de toutes les places pour la plus parfaite ascension de son cri ! [J’ose humblement couper cette envolée pour glisser qu’elle m’a fait penser à un certain Louis-Ferdinand Céline, spirituellement né au cours de la Grande Guerre qui vit Bloy mourir, et que Macron veut nous faire oublier.]
Ah ! les belles douleurs des poètes ! les sublimes supplices de la grandeur humaine ! Quelle Iliade sans Homère et quel martyrologe ignoré ! L’opinion, cette Junon aux yeux de boeuf, s’amuse à cracher dans ces puits et, quelquefois, elle s’étonne bêtement de leur profondeur, qui la devrait épouvanter, si ces sortes d’yeux pouvaient s’épouvanter ou s’affoler d’autre chose que de l’écarlate liquide des engorgements. Les âmes supérieures s’égorgent silencieusement et invisiblement elles-mêmes dans l’obscurité quasi-sépulcrale de leurs combats intérieurs. Il se livre là, dans cet atome vivant de leur coeur, de fières batailles, des batailles plus grandes qu’Arbelles ou Austerlitz, où tombent des empires et se perdent des provinces, où décampent des multitudes et se signent parfois de honteux traités. Quels yeux de la terre seraient capables de contempler cette Cité des coeurs, où combattent d’un combat spirituel, sans repos ni trêve, la vraie vie et la vraie mort !
Il en est de ces âmes qui trouvent le moyen de faire la besogne d’Atlas dans le tonneau de Diogène, d’autres qui sont à la fois la Montagne, Prométhée et le vautour. Il en est qui s’en vont à la dérive de tous les courants de la vie et qui en obscurcissent tous les flots en y laissant tomber leur image. Narcisses ténébreux de l’enfer, éperdus de leur propre difformité. Ce monde immatériel est d’une grandeur à faire mourir l’imagination et à étonner même l’extravagance !
Que de livres n’a-t-on pas écrits sur l’infortune des gens de génie ! Je ne sais si quelqu’un a parlé de la plus insupportable de leurs agonies, c’est-à-dire de la pitié immense qu’ils doivent ressentir pour eux-mêmes, quand ils se regardent et qu’ils aperçoivent le fond de leur effrayante vocation…"
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