mercredi 21 novembre 2018

Seul en Europe.

Au début de l’année (http://cafeducommerce.blogspot.com/2018/01/a-la-fin-tu-es-la-de-ce-monde-ancien.html), je découvris l’éloge du christianisme qui suit l’incipit "A la fin tu es là…" de Zone, le premier des Alcools d’Apollinaire. Je lis en cette fin d'année dans l’introduction de la nouvelle édition en "Pléiade" des oeuvres poétiques et dramatiques de Péguy, sous la plume de Claire Daudin, un rapprochement entre ces deux auteurs, qui, mort l’un au début du conflit l’autre à la fin, sont un peu les bornes et les emblèmes littéraires français de la guerre 14-18, et que cette analyse rapproche à juste raison post mortem, puisque de leur vivant ces deux grands écrivains se sont « loupés » : 


"Sa [celle de Péguy] fraternité avec François Villon ressuscite la complainte du mauvais garçon qui se souvient de sa mère, celle de la terre et celle du Ciel, mais Péguy, dans ses Ballades, n’imite pas Villon ; il se reconnaît en lui et invente, avec son quatrain bancal (…), une strophe pour sa propre Épitaphe. En cela le Péguy des Ballades n’est pas si loin de l’Apollinaire de La Chanson du mal-aimé, bien qu’Ève n’ait suscité que sarcasmes dans Les Soirées de Paris, la revue du « flâneur des deux rives ». N’auraient-ils pas pu se croiser sur les bords de Seine, ces deux chantres du beau Paris ? Leurs odes à la capitale, en ce XXe siècle à son orée, mériteraient un parallèle. Si Apollinaire est « las de ce monde ancien », s’il en a « assez de vivre dans l’Antiquité grecque et romaine », pour ne guère partager ce dégoût Péguy n’aurait-il pas bondi d’allégresse en lisant l’hymne à la nouveauté du christianisme sur lequel s’ouvre Zone ? « La religion seule est restée toute neuve la religion / Est restée simple comme les hangars de Port Aviation / Seul en Europe tu n’es pas antique ô christianisme ». Le poète estampillé catholique, qui a tant fait pour arrimer le Fils de l’Homme à la terre, n’aurait-il pu s’enthousiasmer pour le Jésus monte-en-l’air, « joli voltigeur » du poète estampillé symboliste, lui qui admirait les prouesses aéronautiques du dénommé Adolphe Pégoud, as du looping dont il s’arrogea le patronyme dans un billet humoristique à Pierre Marcel ? Et y a-t-il si loin de « ces beaux cheveux roux, encore tout ensanglantés de la couronne d’épines » à « la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent » ? Mais ce sont les hymnes de Claudel que Péguy lit dans la Nouvelle Revue française, non les vers d’Apollinaire… Seule la lecture des oeuvres a posteriori - et n’est-ce pas là un bon tour de Clio ? - permet ces rapprochements que la vie n’a pas autorisés, entre deux hommes privés de père, deux infortunés trouvant leur trésor dans la culture, deux poètes qui ne survivront pas à la guerre de masse, mais qui, à l’échelle de leur engagement individuel, la parèrent d’une même signification : l’amour de la France, patrie d’héritage ou bien d’adoption."