samedi 5 janvier 2019

"La permanence du courant contestataire, nullement apaisé au bout d’un siècle…"




Le titre, c’est pour montrer que je m’intéresse à ce qui se passe aujourd’hui. Mais nous allons parler d’autre chose, sans y chercher de morale particulière, même s’il est amusant de voir dans quel camp se situaient alors les Encyclopédistes :

"Peu de villes ont produit leur mythe littéraire avec autant de force que Saint-Pétersbourg. Aucune autre, peut-être, ni Paris, ni Londres, ni Rome, à cause des circonstances mêmes de sa création et de son développement. Les grandes capitales de l’Occident ont grandi de façon empirique. Seule Saint-Pétersbourg est née de la volonté d’un homme, Pierre le Grand. Il n’y avait que marécages et tourbières dans le delta de la Néva, lorsqu’il décida d’y implanter une ville. Il posa la première pierre de la forteresse en 1703, et, dix ans après, les constructions étaient assez nombreuses, les rues assez longues et larges pour que le tsar érigeât en capitale de la Russie l’agglomération à peine surgie des brouillards et des glaces. 

Cela n’avait pas été sans mal ni vies humaines sacrifiées. On évalue à quelque cent mille le nombre des ouvriers, serfs ou prisonniers de guerre, qui moururent en enfonçant dans la vase gelée les pilotis destinés à soutenir palais et maisons. Dès l’origine, Saint-Pétersbourg s’est présentée avec une double image : d’une part une façade somptueuse, un ensemble architectural d’une splendeur inégalée, une homogénéité entre les édifices jamais vue - mais d’autre part un arrière-monde de tragédie et de violence. Reine des cités par sa beauté unique, et en même temps grouillement de fantasmes maléfiques et de cauchemars, Saint-Pétersbourg a été d’emblée le lieu d’une intense contradiction. 

Nul ne pouvait rester indifférent. Le mythe est né justement de cette nécessité de prendre parti, d’avoir confiance ou d’avoir peur, d’adorer ou de haïr. Pierre le Grand avait engagé lui-même la polémique, en faisant de la nouvelle capitale une arme de guerre contre Moscou. 

Certes, des arguments objectifs militaient pour la création de Saint-Pétersbourg : disposer d’un port de guerre et de commerce pris moins longtemps dans les glaces que les ports de la mer Blanche ; nouer des liens plus étroits avec l’Occident et procéder à des échanges de techniciens et d’ingénieurs ; ouvrir « une fenêtre sur l’Europe », selon la formule du voyageur italien Francesco Algarotti en 1739, que Pouchkine a attribuée indûment à Pierre le Grand lui-même. 

Cependant, la première intention du tsar, qui avait été outragé dans son enfance par les boyards moscovites et avait assisté impuissant aux sanglantes intrigues ourdies dans les couloirs du Kremlin, était d’abaisser l’ancienne capitale, de briser le pouvoir de l’Église orthodoxe, d’éradiquer les plus anciennes traditions russes, symbolisées par les bulbes dorés des coupoles et les barbes majestueuses des popes, en un mot, de délivrer la nation des influences orientales. 

Aimer Saint-Pétersbourg, venir s’y installer, c’était opter non seulement pour l’Europe, mais pour la modernité ; continuer à préférer Moscou, c’était rester fidèle à Byzance et au passé. Plus ou moins consciemment, tous les Russes furent amenés à choisir. 

Ou l’on se rangeait du côté de Pierre le Grand, dans le camp des occidentalistes ; ou l’on dénigrait son oeuvre, en adoptant le point de vue des slavophiles. Le premier qui formula de sévères critiques contre le tsar fondateur, et du même coup contre la ville qu’il avait fondée, fut le grand historien Nicolas Karamzine. Dans les années 1820, ce qui indique la permanence du courant contestataire, nullement apaisé au bout d’un siècle. 

« Pierre ne voulut pas admettre que la puissance morale des États est produite par l’esprit populaire, et par conséquent il traita par un comportement méprisant les traditions qui avaient nourri cet esprit, de même que les antiques coutumes et les traits caractéristiques de son peuple. » Au lieu de transformer graduellement ces coutumes, par l’exemple et non par l’autorité, le tsar les bouleversa brutalement, usant de la torture contre les réfractaires et faisant procéder à des exécutions publiques, auxquelles il prêtait la main en personne. Si bien qu’ « aux pauvres gens il ne pouvait pas ne pas sembler que Pierre leur ôtât, en même temps que leurs vieilles habitudes, jusqu’à leur patrie. » 

Paroles mémorables, qui reflétaient l’opinion des encyclopédistes français, en particulier de Montesquieu, et qui eurent à leur tour une forte influence sur tous les écrivains russes appelés à traiter de Saint-Pétersbourg."


Oui, si Dominique Fernandez, l’auteur de ces lignes, n’exagère pas, il est étonnant de voir, non Montesquieu, mais les encyclopédistes, faire ainsi l’éloge du conservatisme et des transformations graduelles, contre des changements autoritaires qui ôtent aux gens « en même temps que leurs vieilles habitudes, jusqu’à leur patrie. » - Après, toutes choses égales d’ailleurs, si l’on veut faire un parallèle avec notre beau pays en cette nouvelle années, il ne faut pas oublier une importante différence entre Pierre le Grand et Macron le petit, comme dirait Hugo : trois cents ans après, le monde entier vient encore admirer le travail du premier.