dimanche 30 décembre 2018

Incarnations, encore.




J’allais oublier de citer la quatrième de couverture de Mundus muliebris

"(…) Je suis de ceux qui souffrent de l’abolition actuelle de l’art de peindre le portrait. La face humaine est plus exposée au mépris et au vandalisme depuis qu’est interdite sa représentation par l’art du portrait. Les selfies (…) ne seront jamais que des doublures.

Il nous faut retourner vers la tradition de l’art du portrait, si féconde en France depuis le XVIe siècle, pour nous consoler de ce que nous avons perdu en ostracisant ce double durable de la face humaine, que le portraitiste recrée à l’image et ressemblance de la face du Créateur. Dans cette lignée de peintres, l’oeuvre de Mme Vigée Le Brun, quoique la moins exposée et donc la moins connue du grand public, s’impose avec un exceptionnel éclat."

De ces paragraphes on peut tirer une interprétation consensuelle et une plus polémique. La première fera le lien entre la disparition du portrait et la déshumanisation globale de notre vie, sa standardisation, le règne de la quantité (Guénon), la société du spectacle (Debord), la matière humaine indifférenciée (R. Camus), etc., chacun sa piste d’interprétation. On rappellera ainsi les portraits de moins en moins "personnalisés", de plus en plus abstraits, que commirent les peintres au XXe siècle, depuis Le cri (qui n’est pas à proprement parler un portrait, mais qui fit date dans la représentation du visage) aux faciès distordus de Bacon (lequel aimait aussi peindre de la barbaque) en passant par les déformations d’un Soutine ou les abstractions narquoises d’un Magritte, la liste est longue et de plus compétents que moi pourraient donner des exemples moins convenus.


 












Le constat d’ensemble restera : les artistes ont à la fois annoncé et produit ce monde sans singularité du visage. Absence de singularité et d’individualité que l’on peut d’ailleurs relier à l’inflation actuelle d’autres caractérisations, globales : race (qui n’existe pas), sexe (qui n’existe plus tout en n’ayant jamais existé), genre, couleur de peau (racisée ou non… : si oui, elle n’existe pas, si non, elle existe, dans "l’excellence" bien sûr), religion faussement universaliste (qui permet le mensonge mais interdit l’image), etc. En face, reste le narcissisme du selfie, qui lui n’est qu’individualiste, j’y reviens plus bas. 

La seconde interprétation prendra plus au pied de la lettre l’idée du portrait comme recréation "à l’image et ressemblance de la face du Créateur". Balayons tout de suite une éventuelle fausse idée : cela ne veut pas dire que l’on ne portraitura que de belles personnes, ou que le portrait sera nécessairement flatteur. Je vous renvoie ici aux fameuses séries de portraits royaux de Velasquez. 












D’une part : la laideur fait partie de la Création. D’autre part : en saisissant le visage dans sa singularité humaine, le peintre rendra à la fois hommage à cette singularité et à la dignité inhérente à l’humanité en tant qu’image du divin. Cela n’empêche ni d’être cruel avec son modèle, ni au contraire de le flatter un peu - ce qui, soit dit en passant, fut la raison pour laquelle Marie-Antoinette et sa mère Marie-Thérèse d’Autriche, après plusieurs tentatives infructueuses, portèrent leur choix sur Mme Vigée Le Brun, qui la première réussit à peindre un portrait à la fois authentique et légèrement flatteur d’une reine qui n’était pas d’une grande beauté.

(Le portrait, plus que d'autres formes d'art, le rappelle, contre les puritanismes et jansénismes, consciemment religieux ou pas : l'art est à la fois vrai et faux.)

Dans cette optique, on ne pourra que rapprocher la disparition actuelle de l’art du portrait de la "culture du mort" : avortement, euthanasie, apologie de la transexualité, etc., tout ce qui nie dans le même temps l’importance du corps et sa dignité, bref ce qui nie, on y revient toujours, l’incarnation. Ce n'est pas seulement le portrait qui a disparu, ce sont aussi les memento mori ; ce n'est pas seulement la représentation du visage qui disparaît, mais la réalité du corps (paradoxe - que j'ai déjà expliqué -, dans un monde qui parle autant de sexe que le nôtre...).

Et c’est cette incarnation qui manque au selfie (ou à diverses formes de réalité virtuelle, auxquelles fait allusion M. Fumaroli dans un passage que j’ai coupé), qui n’est que naturaliste, à qui il manque le plus souvent toute dimension de création, qui est presque toujours pris à la va-vite, comme si celui qui le prend le faisait dans la honte, par effraction, pour éviter justement la question de son propre rapport à la dignité humaine - et/ou la réduire à des questions plus secondaires : vais-je avoir l’air beau (belle), pourvu que je n’aie pas l’air trop con, etc. 

- En soi, ce n’est pas le vieux cinéphile, bazinien de surcroît, qui sommeille en moi qui va le nier, la technique photographique n'est pas un obstacle à la captation de la dignité humaine de la personne même la plus laide ; c’est bien plus le dispositif qui constitue l’exécution, avec ou sans jeu de mots, du selfie. 






























Il faudrait peut-être aussi, mais je n’ai pas le livre sous la main, revenir à ce que Deleuze et Guattari écrivaient sur le visage dans Mille plateaux ("Conte de terreur, mais le visage est un conte de terreur…"), retrouver ce que Deleuze disait de Bacon, à qui il a consacré un livre, Bacon qui s’était attaqué à la figure du pape, d’après Velasquez justement, 






il y a probablement ici un fil à suivre (tous ces braves gens n’étant pas que hétérosexuels, ce n’est pas innocent), avis aux amateurs.


Sur ce, bonne journée.