"La ségrégation inédite des femmes dans la conversation parisienne..."
Je reviendrai sur le livre de Marc Fumaroli et certaines des questions qu’il suggère, je cite aujourd’hui un extrait de son dernier chapitre, consacré aux Souvenirs publiés à la fin de sa vie par E. Vigée Le Brun :
"Cette « ignorante » sans rival le pinceau à la main, l’est aussi quand elle prend la plume avec la grâce savante et spontanée d’une improvisatrice à la voix toujours juste, se fiant en épistolière douée à la dictée de son coeur et au souffle de son solide bon sens. Ses Souvenirs, son ultime chef-d’oeuvre, sont d’une étoffe aussi fine et inimitable que les Souvenirs de la Cour de Louis XIV dictés par la comtesse de Caylus à son fils, et publiés religieusement par Voltaire en 1770. Le philosophe au sommet de sa gloire se livra à ce travail d’éditeur dans le respect qui l’honore de la meilleure tradition littéraire de la prose française, celle que pratiquaient selon La Bruyère, à l’oral et à l’écrit, dans leurs lettres comme dans leurs romans et leurs mémoires, des femmes élevées dans des couvents féminins où l’on faisait l’impasse sur le latin, mais non sur la pureté du français. Presque jusqu’à nos jours, des ordres enseignants féminins ont formé en excellent français des générations de hautes et puissantes dames dans tout le Moyen Orient.
Frappée, lors de son retour à Paris [elle avait quitté la France dès après la prise de la Bastille, note de AMG], par la disparition de la « douceur de vivre » et de la « gaieté française », elle anticipera dans ses Souvenirs sur le « triste XIXe siècle » des Goncourt et le « stupide XIXe siècle » de Léon Daudet, dont elle avait découvert les prémices à son retour d’exil, sous le Consulat : « Au spectacle, écrira-t-elle, l’aspect de la salle me parut extrêmement triste : habituée comme je l’étais à voir autrefois tout le monde poudré, ces têtes noires et ces hommes vêtus d’habits noirs formaient un sombre coup d’oeil. On aurait cru que le public était rassemblé pour suivre un convoi ». [Convoi mortuaire, vous l’aurez compris. Ce côté croque-morts et têtes d’enterrement du XIXe siècle, Baudelaire aussi le repéra et le critiqua. Je crois me souvenir de plus que Chesterton ironisa de son côté sur les chapeaux noirs des Anglais. Concernant la « poudre », il faut, ici comme ailleurs, séparer le subjectif de l’objectif : on n’est pas obligé d’être un admirateur de tous les aspects de la mode du XVIIIe siècle, on peut constater néanmoins avec Élisabeth Vigée Le Brun la perte d’un certain sens de la cérémonie, entre la fin de l’Ancien Régime et le début du XIXe siècle, note de AMG] Elle avait remarqué, aussi, dans la nouvelle société, la ségrégation inédite des femmes dans la conversation parisienne, où s’effaçaient naguère la différence des sexes et la hiérarchie des rangs, et où les maîtresses de maison avaient pu jouer les chefs d’orchestre révérés. Elle écrira : « J’eus lieu de remarquer une autre innovation qui ne me sembla pas plus heureuse. Je fus étonnée en entrant [chez Mme de Ségur] de voir tous les hommes d’un côté et toutes les femmes de l’autre ! On eût dit des ennemis en présence. »"
Phrase frappante… que je commenterai j’espère dès demain, cela me permettra d’expliciter un peu, si ce n’est ma position, en tout cas mon état d’esprit par rapport à ces intéressantes questions.
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