vendredi 28 décembre 2018

"Ces fragiles créatures femelles..."

Voici un passage conséquent du livre de M. Fumaroli. L’auteur oppose une nouvelle fois - non sans noter, à raison, les hypostasies auxquelles les deux camps peuvent se livrer et qu’il faut toujours avoir à l’esprit -, la conception spartiate et virile de la nation française que l’on trouve chez Rousseau comme chez les révolutionnaires, aux plaisirs du mundus muliebris de l’Ancien Régime, tels que pratiqués par Marie-Antoinette entre autres, et qui, on va le voir, ont été interprétés par les frères Goncourt comme une définition en soi de la nation française. M. Fumaroli ne cache certes pas sa préférence pour Mme Vigée Le Brun contre un Rousseau ou un David (avec des nuances), il ne précise pas à quel point il approuve ou non tous les raisonnements des Goncourt. Quant à votre serviteur, il a pris le temps de préciser hier que s’il était beaucoup plus sensible à l’esprit de dialogue entre les sexes, qu’à l’esprit de séparation, il se garde bien de caractériser aussi directement l’esprit de notre beau pays que se permettent de le faire les Goncourt. Bref, ce qui suit me semble aussi digne d’intérêt que nécessitant un certain recul : 

"Fabuleusement allégorisé et amplifié par les deux Goncourt, avocats résolus du XVIIIe siècle féminin et « rocaille » contre l’hostilité conjuguée des classiques et des romantiques au « style Louis XV », le topos (ou lieu commun) antique, patristique, médiéval et humaniste du mundus muliebris prend sous leur plume, pourtant misogyne, la dimension de l’âme même de la nation française et de sa féminité foncière, profonde sous son apparente légèreté, féconde sous son apparente frivolité. Ces contempteurs de Rousseau lui empruntent son élargissement péjoratif du mundus muliebris français aux lettres et aux arts « féminisés » du XVIIIe siècle, mais c’est pour mieux s’en féliciter. 

L’éloquence spartiate du « citoyen de Genève » s’est acharnée dans son Discours sur les sciences et les arts et dans sa Lettre à d’Alembert, contre ces usurpations coupables de l’art humain sur les vraies, naturelles et innocentes beautés sorties des mains de Dieu ; les Goncourt ne peuvent s’empêcher d’être fascinés par la résilience dont sont capables ces fragiles créatures femelles et par l’intelligence un peu sorcière qui leur a permis, en plein siècle siècle français des Lumières (et non dans l’ermitage de Clarens où la divine Julie exerce ses vertus, ni dans les clubs politiques où l’on vote en 1792 l’exclusion des femmes), de suppléer à leur statut en soi humiliant par une autorité inexplicable : elles savent le secret de se rendre reines, cachées ou non, dans tous les ordres du savoir et de pouvoir conçus par les hommes à leur usage légitime et exclusif. Ce que dénonce la violence pamphlétaire qui s’est acharnée sur Marie-Antoinette et sa portraitiste, le philtre subtil de la féminité infusé dans tout le corps patriarcal de la monarchie légué par Louis XIV, apparaît aux Goncourt, tout au contraire, comme la vraie nature d’une nation ayant vocation au bonheur et à qui a été surimposé par Louis XIV et Napoléon un régime rationnel et monumental qui, au fond, « n’était pas son genre ».

La « décadence » d’un royaume supposé tombé en quenouille sous Louis XV et Louis XVI, regrettée par les « philosophes » et dénoncée, avec une fureur vengeresse, par la Terreur jacobine, qui porta à des sommets inconnus la dictature ogresque du mâle-roi, n’était-elle pas plutôt le lent réveil d’une nation travestie malgré elle en monarchie guerrière et qui découvre, à la faveur de l’empire des femmes venu tacitement au jour, le secret de sa véritable identité, de son vrai « génie » né pour rechercher et répandre beauté et bonheur ? Et cela, à l’inverse du mythe antique d’Achille travesti  par sa mère Thétis et élevé en fille chez les filles de Lycomède : au vu des armes et du heaume que lui apporte Ulysse, sa vraie nature virile et héroïque se révèle, et le destin glorieux qui l’attend devant Troie se déclare, au grand dépit de Thétis. Il semble que les deux frères Goncourt aient voulu s’inventer et vivre eux-mêmes une virilité supérieure et déniaisée, qui absorberait sans se renier toutes les facettes de cette féminité mythique réunies dans l’allégorie miroitante de leur « Femme au XVIIIe »." 

Difficile ici de ne pas ironiser, même avec bienveillance, sur cette idée de « virilité supérieure et déniaisée », lorsque l’on connaît le vide de la vie sexuelle des frères Goncourt, cette relation fraternelle, avec livres et journal intime écrits à quatre mains, préférée à tout autre. Il n’est pas difficile d’être « supérieur et déniaisé » si l’on ne baise pas… 

Cette précision, dont chacun jugera si elle est ou non importante, effectuée, revenons à la question : la France, pays/nation mâle ou femelle ? Je ne chercherai pas à y répondre, en admettant que cela soit possible ou que cette question ait une vraie signification. Ce qui est vrai, et qui n’est pas sans rapport avec tout ce qui précède, est que beaucoup d’étrangers et de pays étrangers ont tendance, et depuis un certain temps, à considérer la France comme une fille facile et passive. La féminisation de l’image du pays est indéniable, de même qu’il est indéniable, quoi que l’on pense d’eux, que Louis XIV, Napoléon et de Gaulle ont incarné, pour le moins, autre chose. 


Finissons - toujours sans conclure - en remarquant l’emploi de l’expression « intelligence un peu sorcière », dont je ne sais pas si elle se trouve chez les Goncourt ou si elle est venue spontanément sous la plume de M. Fumaroli. La résurgence périodique du thème de la sorcière, sous la plume des hommes comme celle des femmes (voir le récent ouvrage de Mona Chollet qui assimile de façon revendicatrice, si j’ai bien compris, féminité et sorcellerie) ne laisse pas de fasciner. Par rapport aux femmes de la fin du XVIIIe, c’est d’autant plus révélateur que la chasse aux sorcières officielle a pris fin quelques dizaines d’années plus tôt. - Prolégomènes à une prochaine séquence thématique ?