"Baudelaire demeure totalement moderne."
Voici la phrase de conclusion de la quatrième de couverture, par ailleurs intéressante, de Robert Carlier pour l’édition actuelle (et peut-être les précédentes) des oeuvres complètes de Baudelaire dans la collection "Bouquins". La phrase en question n’est pas fausse certes, mais c’est l’esprit de son auteur, tel que j’ai cru le comprendre, qui m’a frappé. Serge Daney voyait, à propos d’un film pénible avec Y. Montand, dans la réaction d’un spectateur ("Pas terrible. Heureusement qu’il y avait Montand") une façon de "sauver la star en faisant semblant de sauver le film" (je cite de mémoire) ; ici, il s’agit je pense, en rappelant solennellement ce dogme de la modernité de Baudelaire, de sauver la modernité grâce à Baudelaire, en faisant semblant d’adouber Baudelaire de la qualité de moderne.
La modernité est une douleur à ceux qui ont une conscience, écrivais-je hier, et de ce point de vue oui Baudelaire est "totalement moderne", mais il l’est parce qu’il souffre et que la modernité, avec ses qualités propres, est d’abord un manque par rapport à ce qui précède. Par conséquent, j’oserai l’hypothèse - dont je n’ignore pas qu’elle soulève des objections - que la frontière entre le moderne et le post-moderne n’est pas, malgré le préfixe post, chronologique, mais psychologique : le moderne souffre de la modernité et de ses carences, le post-moderne est comme un poisson dans l’eau dans ce monde matérialiste et individualiste. Dans cette optique, il y aurait des post-modernes dès 1789 (pour utiliser une date symbolique), et le moderne serait toujours quelque peu antimoderne. Par exemple, et pour rester dans l’esprit d’un Daney, qui était, il le reconnaissait, un obsédé du génocide des Juifs, on pourra dire que le moderne sait que ce génocide est lié au monde moderne, alors que le post-moderne croit que c’est d’abord une survivance ou une résurgence du passé.
Peut-être cette piste bouscule-t-elle trop la terminologie habituelle, c'est un réel inconvénient. Mais elle a au moins le mérite de rappeler, comme l’existence et l’oeuvre de Baudelaire l’ont si glorieusement illustré, que le monde moderne vous marque de toutes façons à l’intérieur de vous-même : vous ne pouvez échapper à sa schize. Sauf à vous amputer d’une part de votre humanité et à croire que c’est normal, ce qui est bien l’histoire, hélas en cours, du monde post-moderne, en Europe en tout cas…
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