"Sous le double aspect de passion aimante et de la fureur défensive..."
"Tout se subordonne, nous le sentons bien, aux fins supérieures que s’assigne la conscience. C’est donc l’intérêt vital qui est en jeu ; les textes critiques de Baudelaire, la plupart du temps, sont la « loyale escrime » d’un être qui n’a rien à ménager : il est présent dans sa parole « critique » sous le double aspect de passion aimante et de la fureur défensive. Le beau, le souple discours baudelairien est porteur d’amour et de haine. Qu’il s’agisse de célébrer de grandes oeuvres ou de se retourner contre leurs contempteurs et contre le milieu qui les a méconnues, une même énergie le soutient… La critique devient ainsi un acte complet de l’esprit et, on le voit bien, elle ne s’accomplit si pleinement que parce qu’elle dédaigne les frontières traditionnelles de la critique. C’est en récusant la « spécialité » critique, c’est en se chargeant d’ambitions métaphysiques (« la critique touche à chaque instant à la métaphysique ») qu’elle conquiert des pouvoirs jusqu’alors refusés aux critiques de métier, aux « professeurs-jurés d’esthétique ».
La critique classique était normative. Baudelaire ne renonce nullement à cette « normativité » ; disons même qu’il la prend plus au sérieux que tout autre, compte tenu de l’historisme et du relativisme que son époque commençait à appliquer aux arts. Car la normativité, selon Baudelaire, n’a rien de commun avec l’application des canons immuables du beau. Le jugement se lie bien davantage à une sorte d’induction qui part de la considération des oeuvres en ce qu’elles ont de plus irrégulier, de plus lié à la personnalité transitoire de l’artiste, pour aboutir à la vision ou à l’entrevision d’une essence éternelle."
C’est ça : on nous a éduqués à croire que le combat se situait entre l’académisme et la modernité, et cela impliquait en sous-main sinon une apologie du moins une faiblesse coupable à l’égard du relativisme. Caricaturer l’ennemi en ringard - ce qu’il peut être effectivement parfois, mais peut-être plus par accident que par essence - pour imposer une vision progressiste et relativiste des choses, nous avons eu l’occasion depuis le milieu du XIXe de voir à l’oeuvre de façon bien plus ample et agressive cette tactique. Baudelaire quant à lui ne se laisse pas prendre le moins du monde par cette feinte, lui qui cherche l’éternel à travers la vision sagace et passionnée du particulier, du singulier. Et l’éternel ne peut par définition être ringard…
La fin du texte de J. Starobinski "De la critique à la poésie" (1967), que je n’avais pas encore lue lorsque j’ai décidé de vous retranscrire, en deux fois donc, cet extrait, est à cet égard passionnante. Il me faudra simplement un peu de temps - ni nerd ni geek, AMG, mais dans le réel ! - pour vous la soumettre, je fais au mieux et au plus tôt.
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