Suite directe du précédent.
"La terre, le lieu, le simple, n’ont donc pas besoin de déployer devant nous un monde au complet : il suffit de quelques mots nécessaires qui l’annoncent en précurseurs et lui apportent sa preuve de vérité. La « terre seconde » ne se rejoint pas dans le foisonnement des espèces sensibles, dans le mauvais infini du dénombrement des choses (…). Son intuition fondamentale ne le [Bonnefoy] porte pas vers la luxuriance verbale, les grands flux lexicaux, la polyphonie des perceptions -, même s’il attribue au langage régénéré la puissance de soulèvement de la vague (c’est « le flot qui soulève », « la vague sans limite sans réserve »). L’arche qu’il bâtit n’est pas celle de l’exhaustivité. Ne doivent revivre en poésie que les vocables qui ont traversé, pour la conscience du poète, l’épreuve du sens, qui ont été arrachés au froid et à l’inertie, pour s’unir par un lien vivant. Ce n’est pas, pour Bonnefoy, la multiplicité des objets dénotés qui importe, mais la qualité de la relation qui les met en présence réciproque - relation que l’on dirait syntaxique, si la syntaxe ne s’épuisait dans l’ordre qu’elle institue : il s’agit, dans l’espoir de Bonnefoy, d’un mouvement qui instaure (ou restaure) un ordre, qui traverse et qui ouvre - la métaphore de l’ouverture étant dès lors apte à concilier la fidélité (retrouver le monde, ou du moins le remémorer) et la fonction inaugurale dévolue à la parole (commencer de vivre selon le sens). Le projet maintes fois exprimé par Bonnefoy, c’est de « clarifier » quelques-uns des mots qui « aident à vivre ». Voeu apparemment limité, mais qui prend un élan conquérant dans l’image de l’aube (« cette lueur qui paraît à l’est, au plus épais de la nuit ») ou du feu qui naît et devient brasier. La tâche assignée à la poésie consiste à faire « vivre ensemble, et s’ouvrir à un rayonnement infini, quelques grands mots ranimés. » L’infini est dans le rayonnement, non dans la multiplicité des mots."
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