Hermione, Perdita, Caroline de Haas et Jean-Pierre Marielle, alias Bob Morlock.
Dans la subtile préface qu’il écrit pour l’édition « Folio » de sa traduction maintes fois remaniée du Conte d’hiver, Yves Bonnefoy énonce cette hypothèse :
"Le Conte d’Hiver, est-ce donc un retracement, au travers des atteintes qu’y porte la société, de la vérité de la vie, en son essence qui est l’amour, en sa loi la plus simple et peut-être la seule, qui est la confiance entre homme et femmes (…), en son lieu qui est la « grande nature créatrice », émanation du divin, réseau de signes et de symboles ? Douze ans après Hamlet - où Shakespeare avait proposé l’idée d’un théâtre miroir de la société, mais qui ne pouvait ainsi que démasquer quelques détournements naïfs ou cyniques de l’apparence, et sans jamais en finir ni aller au fond des êtres, d’où l’échec de la « pièce dans la pièce » et le désarroi du prince de Danemark son auteur, empêché de donner figure à l’intuition qui le hante, empêché d’aimer Ophélie - entendrait-on, dans la presque ultime « romance », une parole « au positif » cette fois, retrouvant au profit d’une religiosité délivrée du puritanisme, du dolorisme, de la sexualisation du péché, ce qu’avaient eu de direct, de symbolique, d’épiphanique les Mystères du Moyen Âge ? On pourrait presque le croire."
Donner les raisons qu’a Yves Bonnefoy de douter de la réalité profonde du retour à l’harmonie à la fois naturelle et surnaturelle qu’est la fin du Conte d’hiver nous entraînerait trop loin, il faudrait presque recopier ce texte dense d'une trentaine de pages ; on pourrait répondre d’ailleurs, de façon très générale, que même si l’on ne veut pas sexualiser le péché, on n’en rendra pas pour autant la sexualité purement naturelle - nous ne sommes pas des animaux, que diable ! -, on ne rendra donc pas l’harmonie éternelle, on aura même du mal à rendre le « positif » bien durable… Mais si je vous ai recopié tout le paragraphe, c’est surtout la formule « sa loi la plus simple et peut-être la seule, qui est la confiance entre hommes et femmes », qui a attiré mon attention et qui constitue vraiment la citation du jour. Ambiguïté voulue ou non, il est difficile de dire s’il s’agit de la « seule loi » de l’amour ou de la vie - il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je me décide pour la seconde interprétation -, mais ce n’est pas en l’espèce capital. Ce qui est capital, c’est bien cette confiance, qui est nécessaire parce que justement les rapports entre hommes et femmes ne sont pas donnés par la nature ni par l’éventuelle surnature comme faciles, cette confiance que certaines féministes contemporaines attaquent comme une naïveté de leurs consoeurs ou une malveillance supplémentaire - éventuellement involontaire, héritée, atavique, inconsciente, etc. - des animaux indécrottablement patriarcaux que sont (par nature ?) les hommes… et c’est en rêvassant à cette piste que j’ai mieux compris pourquoi, malgré tout ce qui les oppose en logique (je sais qu’il y a des désaccords sur ce point) et parfois en fait (car certaines féministes, progressistes ou conservatrices, sont très claires sur le sujet), féminisme et pornographie se développent simultanément.
A dire vrai, celle-ci se développe beaucoup plus que celui-là, qui s’exprime plus officiellement, il faut garder ce décalage à l’esprit, mais cela ne change rien à leur parenté dans la méfiance. Cela fait longtemps maintenant (depuis le début ? n’exagérons rien, mais la question peut se poser) que le féminisme sait qu’il ne peut durer qu’en instillant la méfiance dans les rapports entre les sexes. Quant à la pornographie, elle ne peut que très exceptionnellement, et encore, oublier ou permettre d’oublier qu’elle traîne avec elle la hantise de l’homme, hantise que seule justement la confiance peut calmer ou éteindre : fait-elle semblant ? Et comment est-elle avec d’autres ? La transfiguration que le plaisir lui donne, que personne ne peut imaginer avec précision lorsqu’elle n’est pas en train de jouir, est-elle plus marquée avec d’autres ? Se transforme-t-elle encore plus avec d’autres ? (Etc.) L’actrice porno fait semblant, par définition ; cela ne l’empêche pas d’éprouver du plaisir de temps à autre, mais elle est payée pour que nous ne voyions pas la différence. Et même si parfois on peut croire ou vouloir croire que, sembler voir que…, on ne peut sur ce point lui faire confiance. (D’où, d’ailleurs, le rôle capital de l’éjaculation masculine en tant qu’elle est visible : 1/ ça permet de finir la scène ; 2/ on est sûr qu’il y a au moins une personne qui a joui, mécaniquement parlant en tout cas ; 3/ et surtout : c’est cette certitude qui donne à l’éjaculation, surtout faciale, son caractère de domination qui n’est en fait « que » l’illustration de l’inquiétude masculine - sur le thème : tiens, prends l’évidence matérielle de mon orgasme dans la gueule, ça me consolera toujours un peu de ne pas savoir si je t’ai donné du plaisir).
En résumé : d’un côté, on ne peut pas faire confiance aux hommes ; de l’autre, on ne peut pas faire confiance aux femmes. Eugénie Bastié disait un jour que si les féministes progressistes ne parlaient pas beaucoup de la pornographie, c’est par difficulté à assumer l’idée que le progrès apporte son lot de pathologies propres. On peut aussi se demander, j’émets avec précaution l’hypothèse, si ce n’est pas aussi par une conscience plus ou moins claire, probablement pas de ce rapport analogue à la méfiance, mais d’une propension commune à voir dans les relations sexuelles la seule chose à peu près concrète dans les rapports entre hommes et femmes. (D’où, quand il n’y a pas d’arrière-pensées lesbiennes ou LGBT, l’encouragement pour les femmes à avoir une vie sexuelle « libre », ce qui veut dire ici avec des partenaires différents et jetables.)
Ceci étant dit et publié, je vais maintenant essayer de me regarder le Conte d’hiver de Rohmer pour me rafraîchir l’esprit. Bonne soirée !
<< Home