"L’orgueil de la saisie spirituelle esquive la douleur de l’incarnation."
Yves Bonnefoy encore, mais analysé par Jean Starobinski. Je continue sur le thème de la poésie comme entreprise de rénovation de notre rapport au monde. J’espère que cette citation ne sera pas trop obscure pour qui n’a pas lu le texte. Disons que J. Starobinski nous montre comment Bonnefoy, dans son travail poétique et théorique, estime que la plupart des voies suivies pour échapper à la rationalité froide du monde moderne, sont illusoires et gnostiques : au lieu de nous aider à retrouver notre présence au monde (mais ces retrouvailles ne sont pas un retour à un passé perdu, elles sont aussi une construction), ces entreprises nous proposent en réalité un « autre monde » qui n’a aucune existence. D’où le choix chez Y. Bonnefoy d’utiliser des termes plus modestes, comme la terre :
"La terre retrouvée, grâce à une parole qui aurait pouvoir de réunir, de rassembler. Ce verbe, souvent employé par Bonnefoy dans ses essais, et qui apparaît à la fin du Leurre du seuil, appartient à la catégorie des vocables que nous avons signalés : commençant par le préfixe de répétition, mais ne signifiant pas un simple retour. Rassembler (conjugué le plus souvent au conditionnel, mode de l’espoir qui ne détient pas la certitude), c’est réaliser cette « co-présence » que le concept avait promise, mais non pas vraiment accomplie. Il annonçait la saisie simultanée : con-cipere, be-greifen - leur parenté étymologique en fait presque les équivalents de rassembler. Mais, si l’on écoute Bonnefoy, le concept universalise la pensée de l’objet, mais manque l’objet lui-même, dans sa présence finie. L’orgueil de la saisie spirituelle esquive la douleur de l’incarnation : dans un terme insistant, Bonnefoy parle, à ce propos, d’excarnation. A l’opposé, le rassemblement, tel qu’il se définit dans quelques-uns des textes les plus saisissants de Bonnefoy, fait tenir ensemble, sous la lumière de l’instant, des existences précaires, soutenues par le sens, accédant à l’être par la grâce d’une parole qui a su s’ouvrir à elles, les préférer à elle-même, dans la confiance et la compassion."
La confiance, de nouveau - et associée à la compassion. Je vous retranscrirai demain la suite directe de cette citation.
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