"Que vous servirait de fabriquer la vie même, si vous avez perdu le sens de la vie ?" Paganisme, néo-paganisme, Diable, pornographie, transhumanisme… tout est remis à sa place !
J’ai vu son adaptation par Robert Bresson, mais ai-je dans ma lointaine jeunesse lu le Journal d’un curé de campagne ? Je ne m’en souviens plus. Et, en lisant - ou relisant - le début, je ne saurais dire quel rôle va jouer dans la suite du récit le personnage du curé de Torcy. Il me semble en tout cas difficile de nier que ce qui suit, qui est assez long (merci Wikisource…) et qui conclut un discours encore plus long, reflète en bonne partie la pensée de Bernanos :
"Tradition ! grognent les vieux. Évolution ! chantent les jeunes. Moi je crois que l’homme est l’homme, qu’il ne vaut guère mieux qu’au temps des païens. La question n’est d’ailleurs pas de savoir ce qu’il vaut, mais qui le commande. Ah ! si on avait laissé faire les hommes d’Église ! Remarque que je ne coupe pas dans le moyen âge des confiseurs : les gens du treizième siècle ne passaient pas pour de petits saints et si les moines étaient moins bêtes, ils buvaient plus qu’aujourd’hui, on ne peut pas dire le contraire. Mais nous étions en train de fonder un empire, mon garçon, un empire auprès duquel celui des Césars n’eût été que de la crotte — une paix, la Paix romaine, la vraie. Un peuple chrétien, voilà ce que nous aurions fait tous ensemble. Un peuple de chrétiens n’est pas un peuple de saintes-nitouches. L’Église a les nerfs solides, le péché ne lui fait pas peur, au contraire. Elle le regarde en face, tranquillement, et même, à l’exemple de Notre-Seigneur, elle le prend à son compte, elle l’assume. Quand un bon ouvrier travaille convenablement les six jours de la semaine, on peut bien lui passer une ribote, le samedi soir. Tiens, je vais te définir un peuple chrétien par son contraire. Le contraire d’un peuple chrétien, c’est un peuple triste, un peuple de vieux. Tu me diras que la définition n’est pas trop théologique. D’accord. Mais elle a de quoi faire réfléchir les messieurs qui bâillent à la messe du dimanche. Bien sûr qu’ils bâillent ! Tu ne voudrais pas qu’en une malheureuse demi-heure par semaine, l’Église puisse leur apprendre la joie ! Et même s’ils savaient par cœur le catéchisme du Concile de Trente, ils n’en seraient probablement pas plus gais.
D’où vient que le temps de notre petite enfance nous apparaît si doux, si rayonnant ? Un gosse a des peines comme tout le monde, et il est, en somme, si désarmé contre la douleur, la maladie ! L’enfance et l’extrême vieillesse devraient être les deux grandes épreuves de l’homme. Mais c’est du sentiment de sa propre impuissance que l’enfant tire humblement le principe même de sa joie. Il s’en rapporte à sa mère, comprends-tu ? Présent, passé, avenir, toute sa vie, la vie entière tient dans un regard, et ce regard est un sourire. Hé bien, mon garçon, si l’on nous avait laissés faire, nous autres, l’Église eût donné aux hommes cette espèce de sécurité souveraine. Retiens que chacun n’en aurait pas moins eu sa part d’embêtements. La faim, la soif, la pauvreté, la jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable dans notre poche, tu penses ! Mais l’homme se serait su le fils de Dieu, voilà le miracle ! Il aurait vécu, il serait mort avec cette idée, dans la caboche — et non pas une idée apprise seulement dans les livres, — non. Parce qu’elle eût inspiré, grâce à nous, les mœurs, les coutumes, les distractions, les plaisirs et jusqu’aux plus humbles nécessités. Ça n’aurait pas empêché l’ouvrier de gratter la terre, le savant de piocher sa table de logarithmes ou même l’ingénieur de construire ses joujoux pour grandes personnes. Seulement nous aurions aboli, nous aurions arraché du cœur d’Adam le sentiment de sa solitude. Avec leur ribambelle de dieux, les païens n’étaient pas si bêtes ; ils avaient tout de même réussi à donner au pauvre monde l’illusion d’une grossière entente avec l’invisible. Mais le truc maintenant ne vaudrait plus un clou. Hors l’Église, un peuple sera toujours un peuple de bâtards, un peuple d’enfants trouvés. Évidemment, il leur reste encore l’espoir de se faire reconnaître par Satan. Bernique ! Ils peuvent l’attendre longtemps, leur petit Noël noir ! Ils peuvent les mettre dans la cheminée, leurs souliers ! Voilà déjà que le diable se lasse d’y déposer des tas de mécaniques aussi vite démodées qu’inventées, il n’y met plus maintenant qu’un minuscule paquet de cocaïne, d’héroïne, de morphine, une saleté de poudre quelconque qui ne lui coûte pas cher. Pauvres types ! Ils auront usé jusqu’au péché. Ne s’amuse pas qui veut. La moindre poupée de quatre sous fait les délices d’un gosse toute une saison, tandis qu’un vieux bonhomme bâillera devant un jouet de cinq cents francs. Pourquoi ? Parce qu’il a perdu l’esprit d’enfance. Hé bien, l’Église a été chargée par le bon Dieu de maintenir dans le monde cet esprit d’enfance, cette ingénuité, cette fraîcheur. Le paganisme n’était pas l’ennemi de la nature, mais le christianisme seul l’agrandit, l’exalte, la met à la mesure de l’homme, du rêve de l’homme. Je voudrais tenir un de ces savantasses qui me traitent d’obscurantiste, je lui dirais : « Ce n’est pas ma faute si je porte un costume de croque-mort. Après tout, le Pape s’habille bien en blanc, et les cardinaux en rouge. J’aurais le droit de me promener vêtu comme la Reine de Saba, parce que j’apporte la joie. Je vous la donnerais pour rien si vous me la demandiez. L’Église dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde. Ce que vous avez fait contre elle, vous l’avez fait contre la joie. Est-ce que je vous empêche, moi, de calculer la précession des équinoxes ou de désintégrer les atomes ? Mais que vous servirait de fabriquer la vie même, si vous avez perdu le sens de la vie ? Vous n’auriez plus qu’à vous faire sauter la cervelle devant vos cornues. Fabriquez de la vie tant que vous voudrez ! L’image que vous donnez de la mort empoisonne peu à peu la pensée des misérables, elle assombrit, elle décolore lentement leurs dernières joies. Ça ira encore tant que votre industrie et vos capitaux vous permettront de faire du monde une foire, avec des mécaniques qui tournent à des vitesses vertigineuses, dans le fracas des cuivres et l’explosion des feux d’artifice. Mais attendez, attendez le premier quart d’heure de silence. Alors, ils l’entendront la parole — non pas celle qu’ils ont refusée, qui disait tranquillement : Je suis la Voie, la Vérité, la Vie — mais celle qui monte de l’abîme : je suis la porte à jamais close, la route sans issue, le mensonge et la perdition. »"
Quelle synthèse…
Les païens n’étaient pas bêtes ni simples, mais on ne peut plus revenir en arrière - "le truc maintenant ne vaudrait pas un clou" -, et d’ailleurs, hormis quelques farfelus et quelques intellectuels au demeurant parfois fort estimables, mais incurablement intellectuels, personne n’est plus païen.
L’usure du Diable, en tout cas d’une certaine façon de le concevoir ; concomitante avec la peur panique, voire négationniste, du péché, si frappante dans les néo-catharismes actuels, écolos, LGBT, voire transhumanistes…
Et le transhumanisme lui-même déjà bien cerné (il est vrai qu’il est aussi la continuation de vieux rêves sinon prométhéens, du moins maçons et faustiens) dans son inutilité dérisoire - au mieux ! - s’il n’est pas issu de, ou s’il n’accompagne pas (c’est une question à traiter à part, que le curé de Torcy n’avait pas à se poser mais qui va prendre à tout le moins un aspect stratégique dans les années à venir) une vision bien claire de ce qu’est la vie (et la mort).
Ne manque que l’Islam, à moins certes d’y voir "la porte à jamais close, la route sans issue, le mensonge et la perdition…" Ce qui me semblerait, tout de même, mais c’est peut-être à cause de mes récentes relectures de Massignon que je dis ça, abusif. (Ou abusé, comme disent les jeunes qui passent le bac Français, et qui, en ces temps d’écriture inclusive, ne comprennent plus que le prénom Andrée est féminin…)
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