"Des choses assez tragiques..."
En 1934 - la date est importante -, Céline écrit à un correspondant pour lui annoncer une guerre prochaine :
"Il se passe en ce moment ici des choses assez tragiques. Tout cela finira comme vous savez dans cinq ou six ans - l’union européenne se fera dans le sang."
On peut admirer la précision de la datation, mais, après tout, à partir du moment où l’on avait senti le coup venir, la guerre aurait pu se produire en 37, 38, 42, la prédiction semblerait toujours vraie… Non, ce qui m’a vraiment frappé, c’est la formule : "L’union européenne se fera dans le sang." Céline n’écrit pas : « l’Europe », ou « l’union de l’Europe », il écrit « l’union européenne », et l’utilisation de cette formule abstraite, par son anticipation sur le langage des technocrates d’après-guerre, figure une sorte d’électrochoc straubien. Il faudrait faire entrer cet adjectif dans le langage courant - ce n’est pas gagné -, je m’explique donc : une partie du travail de cinéaste de Jean-Marie Straub a consisté à filmer des lieux qui ont été le cadre de drames sanglants, et d’essayer par divers dispositifs de montrer la vérité des drames advenus ici et pas ailleurs, par le contraste entre hier et maintenant (d’où un cinéma de la présence bazinienne de ce qui est devant la caméra à l’instant T, qui ne peut que me séduire).
Cette formule de Céline, c’est un peu du Straub à l’envers ou rétroactif, c’est comme le pressentiment qu’après la prochaine guerre, "dans cinq ou six ans", on passera à autre chose, « l’union européenne », qui se fera à partir du sang coulé dans la guerre, à partir d’un massacre inaugural. On répète toujours que « l’Europe » s’est faite pour éviter de nouvelles guerres entre peuples européens, il serait plus précis de dire que l’Union Européenne est née sur les décombres de la dernière guerre civile européenne. (J’ai souvent cité une phrase de Dominique de Roux, issue justement de son livre La mort de L.-F. Céline, qui va dans ce sens, mais je ne la retrouve pas...) L’Union Européenne n’a été possible que parce qu’il n’y avait déjà plus d’Europe, qu'à force de jouer au con elle s'était autodétruite - ce dont certes tous les pères fondateurs, comme on dit, ne devaient pas avoir conscience. Une fois disparus des hommes politiques anachroniques comme de Gaulle, ou des bizarreries anglaises et chestertoniennes (oui, elle a lu Chesterton, peut-être pas assez bien, mais quand même…) comme Margaret Thatcher, les politiciens de la plupart des pays européens se coulent aisément dans cette coquille vide à la fois passive et dictatoriale, et comme par hasard si naturellement remplaciste. Bref, plagions Kundera, l'Union européenne n’est ni une union ni européenne.
On pourrait d’ailleurs soulever l’hypothèse hégélienne, ou kojévienne, que l’Europe n’a été européenne que parce que, parmi les rapports que les peuples européens avaient entre eux (culturels, artistiques, économiques…), il y avait des rapports guerriers. La Révolution française et l’aventure napoléonienne auraient été alors les premiers vrais débordements par rapport à cet équilibre précaire mais intéressant. Le Congrès de Vienne accouche d'un schéma qui ressemble au vieil équilibre, puis l’Allemagne unifiée va lancer une autre mécanique, de 1870 à nos jours, mécanique toujours en cours… la politique migratoire de Mme Merkel étant à la fois une politique européenne logique, au sens de l’Union européenne, et un coup de poignard dans le dos, pour reprendre une formule de la guerre 14-18, pour l’impérialisme nationaliste allemand. A suivre…
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