vendredi 5 avril 2019

"La tempérance, ce qui semblait signifier une dénonciation intempérante de la consommation tempérée d’alcool..."

Suite du texte de Chersterton (intitulé Du courage et de l’indépendance, by the way), je reprends quelques lignes plus tard. Je vais aller jusqu’au bout du texte, je ne signalerai pas toujours mes coupures, qui sont parfois minimes, mais assez nombreuses. 

"En mettant de côté le sens strict du courage catholique, il faudrait dire au monde quelques mots sur l’indépendance catholique intellectuelle. C’est bien sûr la qualité que le monde suppose perdue chez les catholiques. C’est aussi, à notre époque, la qualité dont les catholiques perçoivent la perte chez tout le monde. Le monde moderne a beaucoup de caractéristiques, bonnes et mauvaises, mais de loin la plus moderne de toutes correspond à l’abandon de la raison individuelle, en faveur des publicités, de la suggestion, de la psychologie des foules et de la production en série. La foi catholique, qui préserve toujours la vertu qui n’est pas au goût du jour, est en ce moment la seule à soutenir l’indépendance de l’intelligence humaine. 

Nos critiques, en nous condamnant, raisonnent toujours en cercle vicieux. Ils disent du Moyen Age que tous les hommes y étaient bornés. Quand ils découvrent que beaucoup d’entre eux étaient larges d’esprit, ils soutiennent que ces hommes devaient être en révolte, non seulement contre le Moyen Age, mais aussi contre le catholicisme. Aucun catholique n’était intelligent, car lorsqu’ils étaient intelligents, ils ne pouvaient pas vraiment être catholiques. Cet argument circulaire apparaît avec une légère différence dans le problème de la libre-pensée aujourd’hui. Il consiste à étendre à tout le catholicisme ce que sont en fait les idées personnelles de différents catholiques. On commence en estimant (c’est ce qu’on entend dire partout) que Rome supprime étroitement toute variété et qu’ainsi les catholiques romains ne diffèrent jamais en rien. Puis, si l’un d’entre eux avance un point de vue intéressant, on dit que Rome a dû le lui imposer, et par conséquent à tous les autres catholiques romains. (…)

De toutes façons ma propre expérience du monde moderne me dit que les catholiques sont beaucoup plus et non pas moins individualistes que les autres hommes dans leurs opinions générales. M. Michael Williams, un propagateur enflammé du catholicisme en Amérique, a pertinemment avancé un argument de cet ordre pour motiver son refus de fonder ou de se joindre à quelque chose comme un parti catholique en politique. Il a dit que les catholiques s’uniraient pour le catholicisme, mais qu’il est assez difficile d’obtenir d’eux qu’ils s’unissent pour toute autre chose. Cela est confirmé par mes propres impressions et aussi, a contrario, par mes souvenirs de la plupart des autres groupes religieux. Par exemple, ce qu’on appelait les Églises libres, constituant ce qu’on appelait aussi la Conscience non-conformiste, représentait une merveille de l’unité morale et la propagation d’une atmosphère spirituelle toute particulière. Mais quoi qu’elles fussent, les Églises libres n’étaient pas libres. La chose la plus frappante et même la plus surprenante à leur sujet était au contraire l’absence d’un quelconque rejet individuel des idéaux communs affirmés par la « conscience non-conformiste ». La « conscience non-conformiste » n’était pas une conscience normale ; les non-conformistes auraient eux-mêmes difficilement admis que la majorité de l’humanité s’accorde nécessairement avec eux au sujet de l’alcool ou de l’armement. Mais ils étaient tous d’accord entre eux au sujet de l’alcool et de l’armement. Un ministre non-conformiste se levant pour défendre les pubs ou les dépenses publiques pour les fusils ou les baïonnettes, était une chose bien plus rare qu’un hérétique dans des systèmes bien plus hiérarchisés. Il était notoire que tous ces hommes soutenaient ce qu’ils appelaient la tempérance, ce qui semblait signifier une dénonciation intempérante de la consommation tempérée d’alcool. C’est presque aussi certain que tous insistaient sur ce qu’ils appelaient la paix ; ce qui semblait signifier, aussi loin que je pouvais le comprendre, un tel affaiblissement de l’armement qu’il aurait impliqué le désastre et la destruction en temps de guerre. Mais la question n’est pas de savoir si j’étais en désaccord avec eux, mais si jamais ils étaient en désaccord entre eux. Et une chose au moins est certaine : sur les questions de ce type, ils étaient infiniment moins en désaccord que les catholiques pouvaient l’être. En effet, bien que la culture traditionnelle et la matière sacramentelle du vin rendent la plupart des catholiques raisonnablement favorables au liquide fermenté consommé avec modération, il y avait beaucoup d’éminents catholiques qui étaient totalement abstinents, à un degré difficilement qualifiable de modéré. (…)

Le doyen Inge observait l’autre jour que M. Belloc [ami de Chesterton, déjà évoqué à ce comptoir il y a peu, note de AMG] était le seul homme en Angleterre croyant que Dreyfus était coupable. Il aurait pu ajouter qu’il était presque le seul homme en Angleterre connaissant des faits établis de cet affaire, lesquels étaient supprimés des journaux anglais. Ce n’est certainement pas la seule question sur laquelle il s’est trouvé isolé. Ne serait-ce que par ma connaissance personnelle de Belloc, je pourrais pointer une liste aussi longue que cet article des sujets sur lesquels il était opposé à l’opinion de tout le monde, et quelquefois aussi opposé à la mienne. Il aurait été probablement la seule personne dans un salon à dire que Lewis Carroll était surévalué, que Jacques II était surtout connu comme un impassible patriote anglais,  qu’un meurtre politique irlandais pourrait de fait être aussi excusable qu’un meurtre politique russe (d’ancien régime), que la moitié de la législation moderne qu’on avance en faveur de l’emploi fait partie d’un plan pour rétablir l’esclavage païen, et une variété d’autres opinions, lesquelles seraient au moins largement regardées comme des paradoxes. Et il dit de telles choses parce qu’il est catholique, ce qui ne signifie pas que d’autres catholiques auraient dit la même chose. Au contraire, chacun aurait dit quelque chose d’assez différent. Ce n’est pas qu’ils aient besoin d’être d’accord avec lui, mais que lui n’a pas besoin d’être d’accord avec eux. Outre le propre génie de Belloc, les catholiques diffèrent plus qu’une compagnie de patriotes des églises anglicanes privées ou de solides libéraux non-conformistes, pour ne pas mentionner la classe moyenne des Midlands de l’Ouest. Les catholiques connaissent deux ou trois vérités transcendantales sur lesquelles ils sont de fait d’accord, et prennent plutôt plaisir à ne pas concorder dans tous les autres domaines. 

 - ce qui, je me permets une incise, les rapprocherait plutôt ici des musulmans que des sectes protestantes, avec ces importantes nuances que les musulmans, sans autorité centrale et peut-être par difficulté à interpréter de façon raisonnée leur propre texte sacré, se disputent sur beaucoup plus de domaines, parfois de l’ordre de la transcendance - et sans y prendre beaucoup de plaisir ; la façon dont ils peuvent le faire, nettement plus violente que les controverses catholiques, étant bien évidemment une autre différence de quelque importance

(…) Ces opinions ne font pas partie de l’ordre catholique, mais elles sont des illustrations de la liberté catholique. Et elles illustrent exactement le genre de liberté que le monde moderne n’a absolument pas obtenue, la vraie liberté d’esprit. Ce n’est plus la question d’être libre des rois, des capitaines et des inquisiteurs. C’est une question d’être libre des slogans, des gros titres, des répétitions hypnotiques et de toutes les platitudes ploutocratiques qu’on nous impose par la publicité et le journalisme. 


Non seulement ils ont imposé les doctrines, mais aussi les mots. Ils ne se sont pas seulement liés dans le domaine religieux, qui de par sa nature est un engagement, mais aussi dans tous les autres domaines [de ce point de vue, cette fois, il y a de nombreux points communs entre musulmans et protestants - et francs-maçons, note de AMG]. Il y a des éloges formels de la libre-pensée, mais même ces éloges sont strictement encadrés. Des milliers de gens, qui n’avaient jamais appris à penser du tout, sont poussés à penser tout ce que leur fantaisie peut imaginer à propos de Jésus-Christ. Mais de fait on leur interdit de penser autrement que d’une seule manière à propos de [Donald Trump]. C’est pourquoi il valait la peine de remarquer que c’est bien le catholique qui réfléchit par lui-même."