"La double direction d’un temps perdu et d’un avenir lugubre…"
"Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !"
(Dernier quatrain des Phares. Vous pouvez relire ce poème avant de commencer. Je me suis amusé à utiliser une oeuvre de chacun des artistes qui y sont cités, le rapport avec ce que vous allez lire peut être vague ou lointain. )
Voici la fin du texte de Jean Starobinski, c’est un peu plus long que d’habitude, mais j’ai plus de temps que d’habitude :
"L’art ne conquiert donc une sorte d’unité que pour la perdre aussitôt - et cette unité précaire n’aura été que celle d’une lumière haute et isolée (le phare) ou d’un cri d’angoisse associé à des idées de meurtre (les chasseurs) et de guerre (les sentinelles, les citadelles). L’art est donc profondément lié à la condition blessée de la créature, à la division, au déchirement, à l’égarement (« de chasseurs perdus »). Nous sommes à l’extrême opposé de la théorie du premier romantisme - formulée par Friedrich Schlegel ou par Schleiermacher) - qui voit dans l’art une expression individuée de l’infini, et qui met l’art pour ainsi dire sous la garantie de l’absolu. Les vers fameux par lesquels s’achèvent Les Phares suscitent in extremis l’ouverture de l’horizon - dans l’humilité d’une invocation - pour dresser, au-delà de la condition charnelle blessée (« un sanglot ») et plurielle (« qui roule d’âge en âge ») un rivage intemporel où l’unité dernière est inséparable d’un Dieu personnel (« votre éternité »). Or le contact de l’art et de l’absolu est des plus ambigus : s’il arrive au bord de l’éternité, c’est pour y mourir ; et s’il meurt, s’il cesse d’être un ardent sanglot, ce n’est certes pas pour avoir trouvé l’apaisement et l’union, mais parce que l’élan vers Dieu implique pour la créature coupable la mort sacrificielle.
L’art est trop lié à la finitude pour ne pas s’achever où commence l’éternité. Le sens de l’art se révèle à nous dans son mouvement entre le fond ténébreux sur lequel il s’enlève (la nuit derrière le phare, les grands bois derrière l’appel des chasseurs) et l’horizon transcendant auquel il aspire - et dont la lumière absolue exige la mort de l’art et celle de l’artiste.
Il est frappant de retrouver la structure énumératrice et successive des Phares - le défilé des figures - dans les poèmes centraux des Tableaux parisiens. Il s’agit cette fois non d’oeuvres d’art, mais de créatures réelles - marquées par le temps, dégradées par la misère, transformées en monstres. Le fond des grands bois est supplanté ici par celui de la grande ville, non moins dense et magique. Le surnaturalisme baudelairien, à partir de ce spectacle réel, consiste à aggraver le désespoir et à approfondir l’espace et le temps : le regard des petites vieilles laisse apercevoir un passé perdu, une dimension d’enfance, et leur corps contrefait invite l’imagination à la macabre supputation des formes du cercueil.
Le présent dérisoire se laisse ainsi dépasser dans la double direction d’un temps perdu et d’un avenir lugubre. A l’horizon ultime, s’ouvre, comme dans Les Phares, une perspective d’humanité (« débris d’humanité pour l’éternité mûrs »). Mais qu’elle est ambiguë, cette éternité ! Le sadisme voyeuriste, qu’à travers tout ce poème Baudelaire ne cesse de mêler aux élans de la charité culmine au dernier vers dans l’évocation de la « griffe effroyable de Dieu ». Dieu s’est satanisé, il a pris la griffe du Diable. La transcendance est devenue un pouvoir méchant. Le poète - douteusement, à travers une bizarre tentation érotique - est l’héritier indigne de la charité qui a déserté le ciel. Mais le recul et l’obscurcissement diabolique de l’éternité ont pour effet d’alourdir le poids du présent, de lui retirer tout sens extérieur à lui-même, toute issue dans l’univers spirituel des analogies et des allégories : l’existence présente ne signifie rien d’autre que sa propre caducité, elle déchoit dans l’absurdité la plus pathétique. Elle ne signifie plus rien d’autre que la faute d’exister. Si le poète conserve ici le pouvoir d’identification, ce n’est plus pour participer à un mouvement libérateur, mais pour s’immobiliser dans l’hébétude de la destruction : « Ruines ! ma famille ! ». C’est dans Les Sept Vieillards que le présent de la vie urbaine sera saisi dans son caractère purement quantitatif, répétitif, numérique, itératif (les personnages grotesques se multiplient comme « l’essaim des secondes ») - sans échappée vers le passé, sans ouverture sur un horizon transcendant : les vieillards vont « vers un but inconnu ». Leur nombre, leur multiplication insolite est comme le corollaire de leur décrépitude - et leur dénuement s’accentue alors non seulement par ce que W. Benjamin nommait « la perte de l’aura », mais par la stupeur haineuse du témoin qui ne peut trouver aucune signification à leur présence. A la cruauté du temps destructeur répond la cruauté du spectateur pour ce qui est lui est radicalement incompréhensible. La charité ambiguë que prodiguait le poète témoin des « petites vieilles » fait place ici à un sentiment de haine traversée d’effroi (les quelques touches antisémites du poème en font foi).
Le sens tarit, reflue, se retire du présent dans la mesure même où l’ouverture sur l’éternité n’a plus lieu : le spectacle, dans son « mystère » et son « absurdité » (v. 48), ne peut plus être entraîné dans le réseau universel des analogies. Il reste au poète le pouvoir de faire face à l’injustifiable et de dire allégoriquement son expérience intérieure de la perte du sens, de la désorientation - c’est-à-dire sa façon de prendre en lui et d’amplifier le non-sens du spectacle extérieur. Les deux derniers vers du poème expriment l’agitation immobile, la paralysie dans le tumulte. Tandis que le « sanglot » des Phares venait mourir au bord de l’éternité divine, Baudelaire se sent ici perdu sur une mer « sans bords » :
Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre
Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords !
L’allégorie finale est celle de la perte dans l’immensité matérielle. Baudelaire reste une âme trop religieuse pour que la révélation du présent pur - dénué d’issue transcendante - ne soit pas l’équivalent d’une descente aux enfers.
Une progression nécessaire nous a conduit de l’interprétation par Baudelaire des oeuvres d’art à son interprétation de la réalité présente, jusqu’à cet irréductible qui se refuse à l’esprit et décline toute interprétation.
Nous avons assisté - pour reprendre l’une des analogies des Phares - à une succession d’appels. La forte présence de l’oeuvre d’art, pour Baudelaire critique, se lie à un appel de la transcendance et de l’éternité. Cet appel se répercute aussitôt dans son esprit et il l’éveille lui-même à la poésie - en l’associant à l’aspiration convergente des grandes oeuvres. Paradoxalement, le présent de la présence à soi naît dans le lointain des images et s’éclaire de la lumière spirituelle que d’obliques échappées font tomber sur les figures individuelles de la beauté. Mais loin de voir dans l’oeuvre d’art la descente de l’infini dans la forme individuée, l’incarnation de l’éternel dans le présent, Baudelaire y déchiffre le soulèvement douloureux de la créature imparfaite vers ce qui seul peut la racheter et lui donner un sens. L’exigence de la charité (comme aussi la curiosité du mal et le goût du combat) entraîne Baudelaire vers la réalité blessée, vers le présent stigmatisé par l’héritage de la Faute : la puissance de haine et d’amour par laquelle Baudelaire se lie au présent est capable, jusqu’à un certain point, de susciter un horizon de « Grâce », de tendre des fonds infernaux, de creuser des perspectives de passé ; ainsi le spectacle surgi dans le présent du monde se charge-t-il de sens : il est pris dans le mouvement fluide des allégories et d’une économie surnaturelle des sens. A travers la présence au monde, le poète veut répondre à l’appel de l’Être, se faire présence à l’Être. Seulement l’Être ne se laisse pas saisir de façon univoque. Il se dérobe, il prend le masque de son antagoniste, celui de Satan. Et le ciel vide de certains poèmes des Fleurs du Mal laisse le champ libre pour la présence atroce d’un présent absurde, voué à la répétition mortelle. A ce mélange instable de l’éternel et du fugitif qui caractérisait un certain aspect de la beauté moderne succèdent les images de la fugacité pure, préfiguratrices d’une modernité que nous avons appris, depuis Baudelaire, à mieux connaître : celle de la déréliction totale, sous un morne firmament que l’éternité a déserté. Mais lors même que l’éternité n’est plus que l’éternel recommencement du temps destructeur, lors même que Baudelaire renonce amèrement à tout espoir positif, toute sa religion persiste et se convertit en affrontement du présent inacceptable : fasciné, horrifié, Baudelaire fait face l’un des premiers à une temporalité sans garant intemporel. L’appel d’en bas n’éveille plus aucun en haut. L’ici-bas ne rencontre que lui-même. Baudelaire s’en fait le peintre récalcitrant, consentant, comme un martyr qui se livre aux bêtes.
Si le présent joue un tel rôle dans l’univers de Baudelaire, c’est peut-être parce que l’essentiel de ce qui fut la foi cherche son dernier refuge dans la douleur de la créature, et la douleur a son lieu perpétuel dans le présent."
La modernité est une douleur à ceux qui ont une conscience, je vous moraliserai une petite coda là-dessus demain.
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