"Mais l’image d’Apollon ne se conçoit peut-être qu’aux plus mortelles profondeurs d’un rêve dionysiaque…" - La littérature française, ce sont les Juifs suisses qui en parlent le mieux.
Beau texte de Jean Starobinski sur Paul Valéry, peu de temps après la mort de celui-ci, en 1945, contemporain donc de la synthèse de Maurras sur Platon de dimanche dernier, en voici la première moitié :
"Sur nos oeuvres et sur nos gestes, sur nos faiblesses et sur nos gloires, un regard vigilant demeure posé. Il n’a pas cessé de nous observer, il s’amuse de nous trouver si prévisibles, si fiers de nos faux mystères, si incertains de nos vrais offices. Il analyse encore - de cet oeil très bleu - les secrets mécanismes qui nous sont tourments, séductions, choses vagues. Il les surveille, et les démontre - pour les réduire à quelque rien très impérieux. Ceci dorénavant se passe en nous ; cette progression de conscience, qu’il a amorcée, continue d’agir (pour ceux du moins qui se sont laissés séduire et qui ont goûté de cette curieuse Pomme dont il nous vantait la saveur). C’est ainsi que commence pour Valéry la vie posthume : il se perpétue dans ce mythe - ou cette mystique - de la lucidité armée et de l’inflexible attention, qu’il a accrédité en nous.
Sans doute n’est-ce là qu’un mythe. Comme d’autres mythes, à l’opposé, célèbrent les avantages tout-puissants de l’état de rêve ou d’égarement. A y regarder de près, Valéry n’est pas si limpide : mais amoureux de la limpidité. « Et quelle sombre soif de la limpidité. » La clarté des chiffres, qu’il adorait, ne l’a pas contraint à se faire calculateur ; il est demeuré danseur, ou spectateur perspicace de quelques ballets (où de beaux corps se jouent d’être corps et deviennent signes, par le rythme et l’idée). Bref, assez de contradictions en Valéry pour nous rappeler qu’il a été vivant, et qu’il a dû éprouver l’obstacle d’une séparation sensible entre les idées et les actes, entre l’image idéale de soi et soi-même. Il faut en prendre son parti : Valéry n’est guère explicable par le mythe ou le système Valéry… Il s’est rêvé limpide, comme si le seul fait de rêver n’était pas déjà une atteinte à la limpidité. Le pur lui a été sujet d’ivresse, comme si le pur ne s’altérait pas dans l’ivresse. Mais l’image d’Apollon ne se conçoit peut-être qu’aux plus mortelles profondeurs d’un rêve dionysiaque… Qu’on imagine un Descartes qui, au lieu de conduire l’analyse des nombres, penché sur la pièce d’eau où il commençait à étudier des lois optiques, se perd en sa propre image et se transforme en Narcisse. Ou qu’on imagine, à l’inverse, un Narcisse qui se prenne à supputer des angles et des indices.
Valéry semble avoir pris assez de précautions pour qu’on ne sache le circonscrire. Toute proposition qu’il construit prévoit une tangente, qui conduit ailleurs. Juste assez de dissonance pour que le trouble naisse et que la variation intérieure du lecteur prenne amorce. Chaque idée arme un bataillon d’idées subséquentes, secrètement antagonistes, qui se tiennent en réserve, mais qu’un signal infime pourrait faire éclater en salve. D’une pensée à l’autre, le contact se fait par choc, presque à distance, et non par continuité établie et durable. Et cette multitude d’aperçus, de définitions, de surprises, de questions, de doutes, de joutes, d’équations rationnelles ou irrationnelles, par sa discontinuité même, donne à l’ensemble de l’oeuvre un aspect d’invulnérabilité : les batteries sont dirigées sur tous les points de l’espace. On peut attaquer une idée de Valéry : elle a son vrai (qui est très aigu) et parfois son faux (qui n’est guère apparent, assez bien masqué). Mais mille idées, mille aphorismes, et sur quelque sujet mouvant comme esprit, conscience, poésie -, leurs contradictions sont alors la vérité même. Ceci suggère, à chaque instant, et derrière chaque paradoxe, d’innombrables ressources de justesse qui se garderaient imperceptibles, mais à la disposition de quelque excitation adéquate… Il s’ensuit qu’une lecture de Valéry qui ne produirait pas ce sentiment très particulier de l’éveil, c’est qu’alors elle est demeurée inefficace, c’est qu’on n’aura pas véritablement su lire. Et c’est cela même qu’une page de Valéry veut obtenir de nous : que différentes régions de l’esprit, simultanément, s’allument et se répondent par signaux, comme au petit jour les formes qui s’éclairent et commencent à peupler le vide.
Le point du jour, précisément, fut son instant favori. Et s’il est vrai que l’oeuvre de Valéry a été produite tout entière dans les heures de l’aube, je croirais aisément qu’il existe une relation symbolique entre l’instant choisi pour le travail et la teneur substantielle de l’oeuvre. De fait, toute cette oeuvre nous parle d’un esprit à l’instant du réveil, quand l’univers des formes retrouve son langage, à l’émergence du sommeil et de l’absence, quand se rassemblent les sensations qui recréent la conscience d’un corps, quand toutes choses recommencent à pointer comme idées, et toutes idées comme perceptions intimes (à la façon dont nous connaissons nos douleurs, dira-t-il, c’est-à-dire assez obscurément). Il y a là un homme qui pour s’apparaître tout entier à soi-même, ne cesse de lutter contre cette léthargie, ou cette anesthésie protectrice qui nous rend insensibles à nos mécanismes profonds. Il y a là une volonté très résolue de se réveiller même d’entre ses propres idées, et de gagner un état de vigilance supérieur de quelques degrés à l’état d’une pensée qui se croit attentive, mais qu’on pourrait surprendre en flagrant délit d’assoupissement. Cet esprit matinal demande à pouvoir assister aux mouvements de son propre théâtre, comme à un spectacle donné par un autre ; au terme de ce mouvement de « transcendance », il sera devenu, pour son propre drame, une sorte de critique dramatique souverainement sagace (avec l’enjouement, la mondanité parée et masquée, et le style à sous-entendus, qui trahissent assez le plaisir de tout voir à distance de loge, c’est-à-dire d’une certaine hauteur). Il regarde l’idée se faire et se défaire : car toute idée a son moment d’inattention, et ce moment lui est délice. Il y gagne le sentiment d’une supériorité sans défaut : je suis donc plus attentif que mon attention, je puis être plus réveillé que ce moi si aigu, tout me devient constatable, et je pourrais même me dispenser de constater et ne retenir que cette ivresse de puissance spirituelle disponible, toujours prête à se retirer de ce qu’elle imagine… Une très haute critique (et critique de la critique) touche ici à la poésie (et à la poésie de la poésie), puisqu’à cette critique il se mêle assez d’imagination sensuelle pour lui donner ce caractère « fondant », cet évanouissement - ce suprême éveil - dans le plein délice de regarder, de palper, de humer, et que mille saveurs neuves prennent possession de notre plaisir."
(Et si vous n’avez pas été sensible aux allusions érotiques qui parsèment cette analyse, je ne peux rien faire pour vous…)
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