samedi 22 juin 2019

L'Église au centre du village...

De nouveau un beau texte issu du Journal d’un curé de campagne, le ton est différent, c’est cette fois-ci le curé lui-même qui s’exprime : 

"Presque tous les jours, je m’arrange pour rentrer au presbytère par la route de Gesvres. Au haut de la côte, qu’il pleuve ou vente, je m’assois sur un tronc de peuplier oublié là on ne sait pourquoi depuis des hivers et qui commence à pourrir. La végétation parasite lui fait une sorte de gaine que je trouve hideuse et jolie tour à tour, selon l’état de mes pensées ou la couleur du temps. C’est là que m’est venue l’idée de ce journal et il me semble que je ne l’aurais eue nulle part ailleurs. Dans ce pays de bois et de pâturages coupés de haies vives, plantés de pommiers, je ne trouverais pas un autre observatoire d’où le village m’apparaisse ainsi tout entier comme ramassé dans le creux de la main. Je le regarde, et je n’ai jamais l’impression qu’il me regarde aussi. Je ne crois pas d’ailleurs non plus qu’il m’ignore. On dirait qu’il me tourne le dos et m’observe de biais, les yeux mi-clos, à la manière des chats.

Que me veut-il ? Me veut-il même quelque chose ? À cette place tout autre que moi, un homme riche, par exemple, pourrait évaluer le prix de ces maisons de torchis, calculer l’exacte superficie de ces champs, de ces prés, rêver qu’il a déboursé la somme nécessaire, que ce village lui appartient. Moi pas.

Quoi que je fasse, lui aurais-je donné jusqu’à la dernière goutte de mon sang (et c’est vrai que parfois j’imagine qu’il m’a cloué là-haut sur une croix, qu’il me regarde au moins mourir), je ne le posséderais pas. J’ai beau le voir en ce moment si blanc, si frais (à l’occasion de la Toussaint, ils viennent de passer leurs murs au lait de chaux teinté de bleu de linge), je ne puis oublier qu’il est là depuis des siècles, son ancienneté me fait peur. Bien avant que ne fût bâtie, au quinzième siècle, la petite église où je ne suis tout de même qu’un passant, il endurait ici patiemment le chaud et le froid, la pluie, le vent, le soleil, tantôt prospère, tantôt misérable, accroché à ce lambeau de sol dont il pompait les sucs et auquel il rendait ses morts. Que son expérience de la vie doit être secrète, profonde ! Il m’aura comme les autres, plus vite que les autres sûrement."


 - "ce lambeau de sol dont il pompait les sucs et auquel il rendait ses morts…" Outre cette heureuse formule, il y a dans ce dernier paragraphe un aspect païen assez intéressant, pas toujours « démêlable » de ses aspects chrétiens, par exemple dans la référence à la Toussaint. 


Et pour qui lit ce texte presque un siècle de déchristianisation supplémentaire après son écriture, cette inscription temporelle de la construction de l’Église ne peut que renvoyer, en contraste avec une certaine immutabilité du village (on n’ose parler d’éternité…), à la possibilité de la destruction ou de la disparition de cette Église. C’était déjà explicite dans le texte de Bernanos, c’est évidemment encore plus frappant en 2019.