mercredi 8 février 2006

Bon sens.

Petit florilège Castoriadis, je note les dates quand elles ont une signification ; toutes citations extraites du recueil Une société à la dérive :

- "Le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents. De même qu'il vit en épuisant les réserves naturelles."

On retrouve un diagnostic de ce genre chez quelqu'un comme Jean-Claude Michéa. A l'opposé, des gens comme Deleuze ou Lyotard se réjouissaient de ce que le capitalisme détruise ainsi tous les anciens types anthropologiques, toutes les relations traditionnelles. Je n'ai pas très bien compris pourquoi.

- "Nous voulons instaurer une société autonome ; et si nous le voulons, c'est évidemment que nous la jugeons préférable à toute autre forme de société actuelle ou envisageable, donc (car je ne crois pas que l'on oserait prétendre qu'il en est des régimes politiques comme des goûts culinaires) supérieure. Mais, sachant ce qu'est l'autonomie, et ce qu'elle présuppose, il ne nous passerait pas par la tête de vouloir l'imposer par la force aux autres : ce serait une contradiction dans les termes. Il y a une fine crête sur laquelle, aussi bien dans le présent que dans un avenir moins déplorable que ce présent, nous devons marcher : affirmer la valeur de l'autonomie, de la liberté, de la justice, de l'égalité, de la libre réflexion, de la libre discussion, du respect de l'opinion d'autrui - sans pour autant traiter en sous-hommes ceux qui ne partagent pas cette conception. Nous ne pouvons qu'essayer de les convaincre raisonnablement. Ce qui apparaît évidemment comme une tâche presque impossible, car du moment où l'autre se réfère à un Livre sacré contenant une révélation divine, le convaincre raisonnablement ne veut presque rien dire, puisque pour lui le critère ultime n'est pas le caractère raisonnable de ce qui est dit, mais sa conformité avec le message divin. Mais ce qui est en question, c'est aussi l'identité de cette collectivité qui se définit par sa référence à l'autonomie ; car cette autonomie n'aura d'existence et de valeur que si nous sommes, si cela devient indispensable, capables de la défendre au prix de notre vie."

Inutile d'insister sur les résonances très actuelles de cet important texte de 1995 (qui s'achève d'ailleurs sur le pronostic suivant : les manœuvres de Mitterrand pour faire monter l'extrême-droite vont bien finir un jour par permettre à Le Pen de devancer les socialistes aux élections...) ; je nuancerai néanmoins le rapport au Livre : un texte est toujours un peu ambigu, un texte sacré d'autant plus, il y a toujours marge pour l'interprétation. La "conformité avec le message divin" s'obtient plus aisément si l'on y met du sien.

- "Quant à l'identification du savoir et du pouvoir, il s'agit d'une mystification, propagée par le pouvoir lui-même, ce qui se comprend, mais aussi par certains qui prétendent combattre le pouvoir et ne font qu'accréditer cette mystification [Foucault, très certainement]. La croyance dans la toute-puissance et l'omniscience des Etats institués est, en dernière analyse, le seul fondement véritable du système. Mais le pouvoir est, la moitié du temps, à la fois aveugle et décérébré, et cela par nécessité essentielle. Et ceux qui dirigent ne sont pas des techniciens et des spécialistes compétents (...), mais ceux qui sont compétents dans cette spécialité particulière : l'ascension sur une échelle bureaucratique. Ce n'est pas le meilleur marxiste qui est devenu secrétaire général du PC russe, mais celui qui a le mieux su comment égorger les autres. Ce ne sont pas les meilleurs ingénieurs qui dirigent les firmes, mais ceux qui savent le mieux mettre à profit pour leur propre compte la lutte des cliques et des clans.

Cette identification du pouvoir et du savoir est une pièce essentielle de l'idéologie dominante. Aucune société ne peut vivre sans se donner une représentation d'elle-même. Cette représentation fait partie des significations imaginaires sociales corrélatives à son institution. Or, contrairement à toutes les sociétés précédentes, la société capitaliste ne se donne pas d'elle-même une représentation mythique ou religieuse ; elle veut s'en donner une représentation rationaliste, qui soit en même temps sa "justification". L'idéologie capitaliste est rationaliste : elle invoque le savoir, la compétence, la scientificité, etc. Le pseudo-"rationnel" est la pièce centrale de l'imaginaire de cette société. Et cela vaut aussi pour l'idéologie marxiste, devenue religion laïque d'Etat. Je dis bien rationaliste, non pas rationnelle. Elle prétend à une rationalité vide et suspendue en l'air, et que toute sa réalité contredit. Là encore, nous avons quelque chose d'historiquement nouveau. Dans aucune autre société on ne constate cette antinomie entre le système de représentations que la société se donne d'elle-même, et sa réalité effective [d'où la tragique importance des faux-culs ; d'où aussi le succès, disproportionné, des "philosophies du soupçon"]. La réalité d'une société archaïque, esclavagiste, ou féodale, est conforme à son système de représentations d'elle-même. Mais la société moderne vit sur un système de représentations qui pose la rationalité comme à la fois la fin et le moyen universel de la vie sociale - et qui est démenti par chacun de ses actes. Elle prétend être rationnelle - et produit massivement ce qui est irrationnalité de son point de vue même." (1977).

- "Les constitutions modernes commencent par des déclarations des droits dont la première phrase est soit un credo théologique, soit une analogie : "La Nature a ordonné que...", ou "Dieu a ordonné que...", ou "Nous croyons que les hommes ont été créés égaux" - cette dernière assertion étant fausse, d'ailleurs : l'égalité est une création des hommes agissant politiquement [étonnament, c'est là jouer Badiou contre Rancière]. Par comparaison, les lois athéniennes recèlent un élément d'une profondeur indépassable : elles commencent toujours en disant : "Edoxe tè boulè kai tô dèmô", "Il a semblé bon, ça a été l'opinion bien pesée du Conseil et du peuple que...", puis suit le texte de la loi. Cet edoxe est fantastique, c'est vraiment la pierre angulaire de la démocratie. Nous n'avons pas de science de ce qui est bon pour l'humanité, et nous n'en aurons jamais. S'il y en avait une, ce n'est pas la démocratie qu'il nous faudrait rechercher, mais plutôt la tyrannie de celui qui posséderait cette science."
A Etienne Chouard, évidemment...

- "...nos sociétés démocratiques, qui sont plutôt ce que j'appellerais des oligarchies électives et libérales, avec des strates sociales bien barricadées dans leurs positions de pouvoir. Certes, ces strates ne sont pas tout à fait étanches. C'est le fameux argument des libéraux : "M. Machin a commencé par être vendeur de journaux et puis, grâce à ses capacités, il a fini président de la General Motors." Ce qui prouve simplement que les couches dominantes savent aussi se renouveler en recrutant dans les strates inférieures les individus les plus actifs dans le jeu social tel qu'il est organisé."

- "Il est de bon ton dans la tradition gauchiste, ou de gauche, de condamner (mais en paroles seulement) la notion de leader qui paraît une idée "de droite". C'est une position hypocrite et fausse. Certains individus ont, conjoncturellement, parfois durablement, la capacité d'exprimer beaucoup mieux que d'autres ce que tous ressentent ou même d'inventer des choses dans lesquelles les autres se reconnaissent. Ce sont des leaders."
A Thibaud de la Hosseraye, évidemment...

- "Les religions ont été une pièce centrale dans l'institution de toutes les sociétés hétéronomes - à savoir, à peu de chose près, de toutes les sociétés. Elles ont fourni aux institutions une source extérieure à la société, imaginaire, sacrée, les rendant incontestables ; elles ont été à la fois fondement de la validité des institutions et origine du sens de la vie humaine, du monde, de l'être. Mais les religions n'auraient pas pu se maintenir si longtemps et, surtout, susciter et habiter les grandioses créations culturelles qu'elles ont nourries si elles n'avaient pas en même temps joué un autre rôle : présenter aux humains, sous différents guises et déguisements, l'Abîme, le Chaos, le Sans-Fond qu'est l'être. Cet Abîme, à la fois elles le montrent et le recouvrent par leurs simulacres. Le sacré est le simulacre institué de l'Abîme. En ce sens, la religion est toujours une formation de compromis [je me tue à le dire !] - et, certes, finalement aussi une idolâtrie [ce point ne m'apparaît pas démontré]. Mais sans ce deuxième élément de la religion, il n'y aurait eu ni les cathédrales romanes ou gothiques, ni Giotto, ni le Greco, ni Bach, ni le Requiem de Mozart.

A partir du moment où émergent la philosophie et la politique, la dimension illusoire de la religion apparaît clairement. Il devient évident que la société et son institution n'ont pas de fondement transcendant, mais que la société est elle-même la source de sa loi. L'auto-institution de la société (qui a certes toujours eu lieu) devient explicite : nous faisons nos lois. Dès lors apparaît aussi le problème central de la démocratie, celui de son autolimitation. Il n'y a pas de loi divine, il n'y a pas de norme extra-sociale. Nous devons donc nous imposer à nous-mêmes [est-ce possible ? et pour combien de temps ?] des limites, qui nulle part ne sont tracées d'avance. Autonomie veut dire rigoureusement autolimitation. Dans l'Occident contemporain il y a certes un recul immense de la religion ; mais il y a aussi crise du projet d'autonomie [n'est-ce pas tout de même un peu lié ?]. Le capitalisme a réussi à instituer comme unique sens de la vie la consommation (...), à dépolitiser et à privatiser presque entièrement les individus."

Sur la religion, nonobstant la réserve faite en incise, cela résume assez bien ma propre position. Mais, outre que je ne suis pas si sûr que le fait que l'auto-institution de la société devienne explicite soit si important que ça (le choix du terme est d'ailleurs révélateur : le contraire d'explicite est implicite, et non pas, par exemple, inconnu), il reste à démontrer que cette nécessité d'autolimitation ("la vraie liberté", dit ailleurs Castoriadis) n'est pas plus aisément assurée quand la religion rappelle aux hommes qu'il ne valent pas grand-chose et les poussent un peu à la modestie ; ceci bien sûr sans en faire une recette miracle.




- "Si tout ce qui vous intéresse, c'est l'augmentation de la production et de la consommation, vous pouvez garder le capitalisme ; il y arrive assez bien. Si ce qui vous intéresse, c'est la liberté, vous devez changer de société." (1991)

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