Monde libre mon cul. (Ajout le 29.09.)
Lorsque l'on découvre un auteur important, il arrive que tout ce qu'on lise ou entende nous semble avoir un rapport avec cet auteur. Et parfois c'est vrai : l'article de Robert Redeker sur l'Islam, publié récemment dans le Figaro - mais indisponible sur le site du journal, pour cause de protestations, et après que le Figaro eut indiqué que ce texte avait été publié sans avoir été lu par la rédaction, ce qui revient à ajouter l'incompétence à la lâcheté -, cet article, donc, est fortement influencé me semble-t-il par René Girard (dont, message à mes lecteurs de gauche, vous n'avez pas fini d'entendre parler).
Il s'agit là d'un tissu de conneries et de sophismes, auquel je ne prendrai pas la peine de répondre. Mais comme ce qui y vient de Girard pourrait convaincre le lecteur, et sinon donner une crédibilité à M. Redeker et au reste de son texte, ce dont je ne me soucie guère, mais renforcer ou créer en lui l'idée d'une supériorité de l'Occident, il y a ici quelques ambiguïtés qui valent l'effort d'une mise au point.
"Comme jadis avec le communisme, l'Occident se retrouve sous surveillance idéologique. L'islam se présente, à l'image du défunt communisme, comme une alternative au monde occidental. À l'instar du communisme d'autrefois, l'islam, pour conquérir les esprits, joue sur une corde sensible. Il se targue d'une légitimité qui trouble la conscience occidentale, attentive à autrui : être la voix des pauvres de la planète. Hier, la voix des pauvres prétendait venir de Moscou, aujourd'hui elle viendrait de La Mecque ! Aujourd'hui à nouveau, des intellectuels incarnent cet oeil du Coran, comme ils incarnaient l'oeil de Moscou hier. Ils excommunient pour islamophobie, comme hier pour anticommunisme.
Dans l'ouverture à autrui, propre à l'Occident, se manifeste une sécularisation du christianisme, dont le fond se résume ainsi : l'autre doit toujours passer avant moi. L'Occidental, héritier du christianisme, est l'être qui met son âme à découvert. Il prend le risque de passer pour faible. (...)
Aucune des fautes de l'Église ne plonge ses racines dans l'Évangile. Jésus est non-violent. Le retour à Jésus est un recours contre les excès de l'institution ecclésiale. Le recours à Mahomet, au contraire, renforce la haine et la violence. Jésus est un maître d'amour, Mahomet un maître de haine. (...)
Au lieu d'éliminer [la] violence archaïque, à l'imitation du judaïsme et du christianisme, en la neutralisant (le judaïsme commence par le refus du sacrifice humain, c'est-à-dire l'entrée dans la civilisation, le christianisme transforme le sacrifice en eucharistie), l'islam lui confectionne un nid, où elle croîtra au chaud. Quand le judaïsme et le christianisme sont des religions dont les rites conjurent la violence, la délégitiment, l'islam est une religion qui, dans son texte sacré même, autant que dans certains de ses rites banals, exalte violence et haine."
Etant donnée la faiblesse de mes connaissances dans le domaine coranique, et bien qu'il n'apparaisse pas nettement dans ce texte que M. Redeker dispose à ce sujet d'un savoir tellement plus étendu que le mien, j'éviterai cet aspect du problème. Je laisserai aussi de côté pour aujourd'hui l'idée de "l'ouverture à autrui", et en resterai donc au coeur de la problématique "girardienne", fort présente dans le dernier paragraphe que je cite.
Pour aller vite, la pensée de R. Girard peut se résumer à trois thèses : la "théorie mimétique", superflue ici ; l'idée que les sociétés sont fondées sur un meurtre primitif et collectif réel dont la victime est ensuite divinisée (un bouc émissaire dont la mort, mettant fin à une crise de la société, apporte la paix : on croit alors que c'est la victime qui a apporté la paix et on lui en est religieusement reconnaissant) ; la vision de la Bible comme la seule religion qui ne soit pas fondée sur ce processus, mais au contraire sur, non pas sa neutralisation comme l'écrit R. Redeker, mais sa dénonciation.
A partir de quoi l'homme a le choix : reprendre le cycle traditionnel de la violence, cycle dont Girard ne nie aucunement qu'il ne soit, dans l'ensemble, et hors les périodes de crise qui débouchent sur des meurtres collectifs, parfaitement viable, ou, en suivant la Bible, rompre ce cycle, ne plus accepter le sacrifice d'une victime émissaire innocente par un lynchage qui soude la communauté. Dieu, le Dieu chrétien, ne peut faire le chemin à notre place, sauf justement à se comporter de la même façon que les dieux archaïques.
"On dit que c'est parce que l'on a fait preuve d'esprit scientifique que l'on a arrêté de brûler les sorcières, mais c'est le contraire : c'est parce que, sous l'influence de la Bible, on a arrêté de brûler les sorcières que l'on a commencé à rechercher des causes naturelles, et non plus humaines, à des phénomènes comme les pestes, les inondations, etc." : à travers ce genre d'idées (je cite très approximativement), Girard explique en quoi il peut selon lui y avoir un lien entre le christianisme et le développement particulier de l'Occident. (On objectera qu'il y eut de la science ailleurs, mais Girard répond qu'en tant que phénomène collectif de grande ampleur seul l'Occident l'a vécu, et que justement cela est dû à l'imprégnation progressive de larges parts des populations occidentales par le message biblique.)
D'autre part, Girard ne dissimule pas que si la révélation biblique lui plaît beaucoup, elle fragilise les univers hiérarchisés traditionnels - les interdits structurant ceux-ci étant selon lui des conséquences du meurtre primitif : la communauté prend des mesures, après s'être défoulée collectivement sur une victime émissaire, pour ne pas se retrouver de nouveau en situation de crise -, et que cela a pu et peut toujours avoir des conséquences terribles. Autrement dit, il renvoie une nouvelle fois à la liberté humaine. Et c'est là où R. Redeker fait, consciemment ou non, n'importe quoi. Il se peut, je n'en sais rien, que toutes les thèses de R. Girard soient justes, il se peut aussi que le Coran soit un texte essentiellement cruel et sanguinaire. Mais même en ces cas, traiter l'Occident comme un produit du christianisme, où la violence archaïque aurait été "neutralisée" (alors qu'il est juste proposé aux hommes une autre voie), est abusif et absurde. Quand bien même le christianisme vaudrait mieux que l'Islam - ce qui, à moins de considérer que toutes les religions se valent, n'est pas une idée inenvisageable, non plus bien sûr que son contraire -, nous occidentaux du XXIè siècle n'y serions strictement pour rien et n'aurions aucune raison de faire les paons de ce point de vue. On ne peut pas à la fois se gargariser de la liberté que nous aurait proposée le christianisme (ce qui j'y insiste est la suite logique de la thèse girardienne implicitement reprise dans le texte qui nous occupe) et suggérer que nous soyions meilleurs que les autres grâce au christianisme : à chaque individu le chemin reste à faire - et, certains, comme Robert Redeker, semblent avoir devant eux une belle marge de progression. Il est amusant de voir à quel point une formule du genre "pas de liberté sans responsabilité", que des gens comme MM. Redeker, Finkielkraut ou Taguieff peuvent appliquer, sans vergogne ni sans non plus nécessairement manquer d'à-propos, à des problématiques aussi diverses que les émeutes de banlieue ou le mariage gay, est susceptible se dissoudre d'elle-même lorsqu'il s'agit de s'abriter derrière un passé supposé glorieux.
Pour ce qui est de l'Islam, évidemment, et tout en restant dans le cadre que nous nous sommes fixés, la perspective essentialiste de M. Redeker saute aux yeux. L'idée que cette religion ait pu évoluer, par ses propres contradictions ou au contact du judaïsme et du christianisme, semble ne pas l'avoir frappé. Ach, n'épiloguons pas là-dessus.
Contentons-nous d'ajouter pour finir, en attendant d'autres aventures, que les considérations développées ici n'empêchent pas René Girard d'être parfois fort sévère avec le monde occidental - et notamment avec des abominations du genre de "Paris-plage", où M. Redeker doit bien être le seul à apercevoir la "beauté".
(Ajout le 29.09.)
J'ai été bien gentil avec M. Redeker, qui n'a vraiment pas inventé la poudre, mais là n'est pas le sujet : un ami me fait remarquer que l'argument de l'ignorance, utilisé par le Figaro, avait déjà été utilisé par l'éditeur P.OL. lors de ce qu'il est convenu d'appeler "l'affaire Camus". Nos éditeurs et maisons de presse préfèrent passer pour nuls et incompétents qu'islamophobes ou antisémites. Drôle de conception tout de même de l'orgueil professionnel - quand il suffit de dire que "ce n'est pas parce qu'on publie quelqu'un qu'on le cautionne blabla..." On ne s'étonnera pas que ces gens-là passent pour des charlots.
Il s'agit là d'un tissu de conneries et de sophismes, auquel je ne prendrai pas la peine de répondre. Mais comme ce qui y vient de Girard pourrait convaincre le lecteur, et sinon donner une crédibilité à M. Redeker et au reste de son texte, ce dont je ne me soucie guère, mais renforcer ou créer en lui l'idée d'une supériorité de l'Occident, il y a ici quelques ambiguïtés qui valent l'effort d'une mise au point.
"Comme jadis avec le communisme, l'Occident se retrouve sous surveillance idéologique. L'islam se présente, à l'image du défunt communisme, comme une alternative au monde occidental. À l'instar du communisme d'autrefois, l'islam, pour conquérir les esprits, joue sur une corde sensible. Il se targue d'une légitimité qui trouble la conscience occidentale, attentive à autrui : être la voix des pauvres de la planète. Hier, la voix des pauvres prétendait venir de Moscou, aujourd'hui elle viendrait de La Mecque ! Aujourd'hui à nouveau, des intellectuels incarnent cet oeil du Coran, comme ils incarnaient l'oeil de Moscou hier. Ils excommunient pour islamophobie, comme hier pour anticommunisme.
Dans l'ouverture à autrui, propre à l'Occident, se manifeste une sécularisation du christianisme, dont le fond se résume ainsi : l'autre doit toujours passer avant moi. L'Occidental, héritier du christianisme, est l'être qui met son âme à découvert. Il prend le risque de passer pour faible. (...)
Aucune des fautes de l'Église ne plonge ses racines dans l'Évangile. Jésus est non-violent. Le retour à Jésus est un recours contre les excès de l'institution ecclésiale. Le recours à Mahomet, au contraire, renforce la haine et la violence. Jésus est un maître d'amour, Mahomet un maître de haine. (...)
Au lieu d'éliminer [la] violence archaïque, à l'imitation du judaïsme et du christianisme, en la neutralisant (le judaïsme commence par le refus du sacrifice humain, c'est-à-dire l'entrée dans la civilisation, le christianisme transforme le sacrifice en eucharistie), l'islam lui confectionne un nid, où elle croîtra au chaud. Quand le judaïsme et le christianisme sont des religions dont les rites conjurent la violence, la délégitiment, l'islam est une religion qui, dans son texte sacré même, autant que dans certains de ses rites banals, exalte violence et haine."
Etant donnée la faiblesse de mes connaissances dans le domaine coranique, et bien qu'il n'apparaisse pas nettement dans ce texte que M. Redeker dispose à ce sujet d'un savoir tellement plus étendu que le mien, j'éviterai cet aspect du problème. Je laisserai aussi de côté pour aujourd'hui l'idée de "l'ouverture à autrui", et en resterai donc au coeur de la problématique "girardienne", fort présente dans le dernier paragraphe que je cite.
Pour aller vite, la pensée de R. Girard peut se résumer à trois thèses : la "théorie mimétique", superflue ici ; l'idée que les sociétés sont fondées sur un meurtre primitif et collectif réel dont la victime est ensuite divinisée (un bouc émissaire dont la mort, mettant fin à une crise de la société, apporte la paix : on croit alors que c'est la victime qui a apporté la paix et on lui en est religieusement reconnaissant) ; la vision de la Bible comme la seule religion qui ne soit pas fondée sur ce processus, mais au contraire sur, non pas sa neutralisation comme l'écrit R. Redeker, mais sa dénonciation.
A partir de quoi l'homme a le choix : reprendre le cycle traditionnel de la violence, cycle dont Girard ne nie aucunement qu'il ne soit, dans l'ensemble, et hors les périodes de crise qui débouchent sur des meurtres collectifs, parfaitement viable, ou, en suivant la Bible, rompre ce cycle, ne plus accepter le sacrifice d'une victime émissaire innocente par un lynchage qui soude la communauté. Dieu, le Dieu chrétien, ne peut faire le chemin à notre place, sauf justement à se comporter de la même façon que les dieux archaïques.
"On dit que c'est parce que l'on a fait preuve d'esprit scientifique que l'on a arrêté de brûler les sorcières, mais c'est le contraire : c'est parce que, sous l'influence de la Bible, on a arrêté de brûler les sorcières que l'on a commencé à rechercher des causes naturelles, et non plus humaines, à des phénomènes comme les pestes, les inondations, etc." : à travers ce genre d'idées (je cite très approximativement), Girard explique en quoi il peut selon lui y avoir un lien entre le christianisme et le développement particulier de l'Occident. (On objectera qu'il y eut de la science ailleurs, mais Girard répond qu'en tant que phénomène collectif de grande ampleur seul l'Occident l'a vécu, et que justement cela est dû à l'imprégnation progressive de larges parts des populations occidentales par le message biblique.)
D'autre part, Girard ne dissimule pas que si la révélation biblique lui plaît beaucoup, elle fragilise les univers hiérarchisés traditionnels - les interdits structurant ceux-ci étant selon lui des conséquences du meurtre primitif : la communauté prend des mesures, après s'être défoulée collectivement sur une victime émissaire, pour ne pas se retrouver de nouveau en situation de crise -, et que cela a pu et peut toujours avoir des conséquences terribles. Autrement dit, il renvoie une nouvelle fois à la liberté humaine. Et c'est là où R. Redeker fait, consciemment ou non, n'importe quoi. Il se peut, je n'en sais rien, que toutes les thèses de R. Girard soient justes, il se peut aussi que le Coran soit un texte essentiellement cruel et sanguinaire. Mais même en ces cas, traiter l'Occident comme un produit du christianisme, où la violence archaïque aurait été "neutralisée" (alors qu'il est juste proposé aux hommes une autre voie), est abusif et absurde. Quand bien même le christianisme vaudrait mieux que l'Islam - ce qui, à moins de considérer que toutes les religions se valent, n'est pas une idée inenvisageable, non plus bien sûr que son contraire -, nous occidentaux du XXIè siècle n'y serions strictement pour rien et n'aurions aucune raison de faire les paons de ce point de vue. On ne peut pas à la fois se gargariser de la liberté que nous aurait proposée le christianisme (ce qui j'y insiste est la suite logique de la thèse girardienne implicitement reprise dans le texte qui nous occupe) et suggérer que nous soyions meilleurs que les autres grâce au christianisme : à chaque individu le chemin reste à faire - et, certains, comme Robert Redeker, semblent avoir devant eux une belle marge de progression. Il est amusant de voir à quel point une formule du genre "pas de liberté sans responsabilité", que des gens comme MM. Redeker, Finkielkraut ou Taguieff peuvent appliquer, sans vergogne ni sans non plus nécessairement manquer d'à-propos, à des problématiques aussi diverses que les émeutes de banlieue ou le mariage gay, est susceptible se dissoudre d'elle-même lorsqu'il s'agit de s'abriter derrière un passé supposé glorieux.
Pour ce qui est de l'Islam, évidemment, et tout en restant dans le cadre que nous nous sommes fixés, la perspective essentialiste de M. Redeker saute aux yeux. L'idée que cette religion ait pu évoluer, par ses propres contradictions ou au contact du judaïsme et du christianisme, semble ne pas l'avoir frappé. Ach, n'épiloguons pas là-dessus.
Contentons-nous d'ajouter pour finir, en attendant d'autres aventures, que les considérations développées ici n'empêchent pas René Girard d'être parfois fort sévère avec le monde occidental - et notamment avec des abominations du genre de "Paris-plage", où M. Redeker doit bien être le seul à apercevoir la "beauté".
(Ajout le 29.09.)
J'ai été bien gentil avec M. Redeker, qui n'a vraiment pas inventé la poudre, mais là n'est pas le sujet : un ami me fait remarquer que l'argument de l'ignorance, utilisé par le Figaro, avait déjà été utilisé par l'éditeur P.OL. lors de ce qu'il est convenu d'appeler "l'affaire Camus". Nos éditeurs et maisons de presse préfèrent passer pour nuls et incompétents qu'islamophobes ou antisémites. Drôle de conception tout de même de l'orgueil professionnel - quand il suffit de dire que "ce n'est pas parce qu'on publie quelqu'un qu'on le cautionne blabla..." On ne s'étonnera pas que ces gens-là passent pour des charlots.
Libellés : Finkielkraut, Girard, R. Camus, Redeker, Taguieff
<< Home