mercredi 14 mai 2008

Autoportrait à la gueule de bois.

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Il y a des matins comme ça... Tout se paie !

Enfin, le mal aux cheveux ne concerne pas que moi. Jean-Claude Michéa, dans les pages qui suivent, décrit excellemment celui de la civilisation libérale que le monde entier nous envie - à tel point qu'il faut parfois des bombes pour tenter de le lui faire accepter -, et des zombies, des somnambules (des scélérats) à petites couilles qui nous dirigent. Je lui laisse donc derechef la plume.



"Comment échapper à la guerre de tous contre tous, si la vertu n'est que le masque de l'amour-propre, si l'on ne peut faire confiance à personne et si l'on ne doit compter que sur soi-même ? Telle est, en définitive, la question inaugurale de la modernité, cette étrange civilisation qui, la première dans l'Histoire, a entrepris de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction qu'aimer et donner étaient des actes impossibles. La force des libéraux est de proposer l'unique solution politique compatible avec cette anthropologie désespérée. Ils s'en remettent, en effet, au seul principe qui ne saurait mentir ou décevoir, l'intérêt des individus. L'égoïsme « naturel » de l'homme, qui, depuis les moralistes du XVIIe siècle, était la croix de toutes les philosophies modernes devient ainsi, quand le libéralisme triomphe, le principe de toutes les solutions concevables.

Le libéral se voulait donc, au départ, un homme réaliste et sans illusions. Il pouvait certes osciller entre le cynisme d'un Mandeville, le scepticisme souriant de Hume ou la mélancolie d'un Constant. Mais, quelle que soit son équation personnelle, il revendiquait fièrement son empirisme et sa modération. La société raisonnable qu'il appelait de ses voeux n'était nullement destinée à soulever un enthousiasme, de nature à déchaîner de nouvelles passions meurtrières. A égale distance des fanatismes religieux et des rêveries utopiques, ni Cité de Dieu, ni Cité du Soleil, elle se présentait, au contraire, comme la moins mauvaise société possible ; la seule, en tout cas, à pouvoir protéger l'humanité de ses démons idéologiques, en offrant à ces égoïstes incorrigibles que sont les hommes le moyen de vivre enfin en paix et de vaquer tranquillement à leurs occupations prosaïques. Le libéralisme originel entendait être un pessimisme de l'intelligence.

D'où vient alors le climat si manifestement différent dans lequel se développe le libéralisme contemporain ? (...) A en juger, en effet, par les formes présentes de l'imaginaire des sociétés modernes (tel qu'il se présente à lire quotidiennement dans la propagande publicitaire, dans les célébrations médiatiques continuelles de la globalisation et des « nouvelles technologies » ou dans les croisades idéologiques incessantes en faveur de la transgression des « derniers tabous »), il est devenu difficile d'ignorer que quelque chose d'essentiel a changé. L'empire du moindre mal, à mesure que son ombre s'étend sur la planète tout entière, semble décidé à reprendre à son compte, un par un, tous les traits de son plus vieil ennemi. Il entend désormais être adoré comme le meilleur des mondes.

Cette ultime métamorphose est beaucoup moins surprenante qu'il n'y paraît, pour au moins deux raisons. La première est que le pessimisme libéral a toujours concerné la seule capacité des hommes à se montrer dignes de confiance et à agir décemment. Il ne portait pas, en revanche, sur leur aptitude à se rendre « maîtres et possesseurs de la nature » par leur travail et leur ingéniosité technique. Dans la mesure où l'industrie (c'est-à-dire l'exploitation rationnelle et illimitée de la nature) constituait, dans tous les montages philosophiques libéraux, la forme idéale du détournement des énergies guerrières vers des fins estimées utiles à tous, il existait donc bien, au coeur du libéralisme, un élément originel d'optimisme et d'enthousiasme. C'est naturellement cet élément qui a permis de justifier le culte religieux de la Croissance et du Progrès matériel qui est au principe de la civilisation moderne.

La seconde raison est plus complexe. L'anthropologie libérale est, en effet, marquée par une curieuse contradiction. D'un côté, elle proclame que les hommes sont, par nature, uniquement soucieux de leur intérêt et de leur image. Mais, de l'autre, l'expérience ne cesse d'enseigner aux gouvernements libéraux qu'il faut constamment inciter ces hommes à « changer radicalement leurs habitudes et leurs mentalités » pour pouvoir s'adapter au monde que leur politique travaille inlassablement à mettre en place. Alors que le Marché et le Droit abstrait sont censés être les seuls mécanismes historiques conformes à la nature réelle des hommes, ces derniers doivent être perpétuellement exhortés à abandonner les manières de vivre qui leur tiennent le plus à coeur s'ils veulent tenir les rythmes infernaux qu'impose le développement continuel de ces deux institutions. Toute politique libérale apparaît donc tenue par un impératif métaphysiquement contradictoire : il lui faut en permanence mobiliser des trésors d'énergie pour contraindre les individus à se comporter dans la réalité quotidienne comme ils sont déjà supposés le faire par nature et spontanément.

Il suffirait, bien sûr, pour résoudre cette contradiction, de renoncer à la dogmatique de l'égoïsme, et de reconnaître que les hommes sont autant capables de donner et d'aimer, que de prendre, d'accumuler ou spolier leurs semblables. Mais rien, par définition, n'autorise à intégrer ce fait d'expérience, pourtant banal, dans la logique libérale. Il est donc inévitable que cette dernière finisse par réactiver sous la forme qui lui correspond (de façon, il est vrai, le plus souvent inconsciente) le projet utopique par excellence, celui de la fabrication de l'homme nouveau exigé par le fonctionnement optimal du Marché et du Droit : travailleur prêt à sacrifier sa vie - et celle de ses proches - à l'Entreprise compétitive, consommateur au désir sollicitable à l'infini, citoyen politiquement correct et procédurier, fermé à toute générosité réelle, parent absent ou dépassé, afin de transmettre dans les meilleures conditions possibles cet ensemble de vertus indispensables à la reproduction du Système."

En note, Jean-Claude Michéa ajoute :

"Il convient de souligner que la figure libérale de l'homme nouveau est elle profondément contradictoire. L'« institutionnalisation de l'envie » [Daniel Bell], indispensable pour imposer ces habitudes d'achat compulsif et irrationnel sans lesquelles l'accumulation du Capital (ou Croissance) s'effondrerait aussitôt, s'oppose, en effet, point par point à la métaphysique de l'effort et du sacrifice qu'appelle par ailleurs l'obligation de « travailler plus pour gagner plus ». L'homme des sociétés libérales est donc toujours invité à se tuer au travail et, simultanément, à vouloir « tout, tout de suite et sans rien faire », selon la célèbre devise de Canal +. Comme le temps disponible pour la consommation est inversement proportionnel à celui consacré au travail [AMG : c'est un peu rapide, mais passons], il y a donc bien là une véritable « contradiction culturelle du capitalisme ». L'une des solutions les plus classiques pour atténuer cette contradiction, est évidemment de prendre sur le temps nécessaire à la vie familiale et au travail éducatif qu'elle suppose. Le libéralisme peut alors gagner sur tous les tableaux." (L'Empire du moindre mal, pp. 197-202).

Deux commentaires :

- "Il suffirait, bien sûr, pour résoudre cette contradiction, de renoncer à la dogmatique de l'égoïsme, et de reconnaître que les hommes sont autant capables de donner et d'aimer, que de prendre, d'accumuler ou spolier leurs semblables. Mais rien, par définition, n'autorise à intégrer ce fait d'expérience, pourtant banal, dans la logique libérale." : la force du livre de Jean-Claude Michéa est de nous convaincre que, d'un certain point de vue, « c'est aussi simple que ça ». On distinguera évidemment ce que tel homme politique libéral peut penser des hommes en son for intérieur, qui peut être aussi banal et vrai que ce qu'écrit J.-C. Michéa, et la logique propre de la politique qu'il entend mener.

- "L'égoïsme « naturel » de l'homme, qui, depuis les moralistes du XVIIe siècle, était la croix de toutes les philosophies modernes devient ainsi, quand le libéralisme triomphe, le principe de toutes les solutions concevables." : ce raisonnement est analogue à celui tenu par M. Sahlins dans La découverte du vrai Sauvage, à propos de l'anthropologie de Saint Augustin par rapport celle de Mandeville. Mais je n'ai ni le temps ni l'énergie de le développer ce matin. Je vous laisse donc avec ces réflexions déjà conséquentes, et retourne près de ma belle cuver mon vin.


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Epuisée mais tellement heureuse... Quoique !


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