dimanche 5 octobre 2008

Les femmes et les enfants d'abord.

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Quelques semaines après l'avoir évoquée sous les auspices de Flaubert, je reviens sur l'idée de lieu commun, cette fois-ci dans l'optique comparatiste tradition/modernité : y a-t-il une différence, autre que de prestige (relatif, qui plus est), entre la « sagesse antique » et les « idées reçues » ? Si l'on admet que ce qui est vrai est souvent banal, car connu depuis longtemps ("L'homme a toujours pensé aussi bien" écrit Lévi-Strauss (1955 ; Anthropologie structurale, p. 255)), on ne sera pas étonné de trouver le même parfum de banalité un peu vide à l'Ecclésiaste ("Rien de nouveau sous le soleil"), à La Bruyère ("Tout est dit et l'on vient trop tard..."), au bourgeois de Léon Bloy ("Que voulez-vous ! L'homme est l'homme..." ; "Depuis que le monde est monde..."), à Lampedusa ("Il faut que tout change pour que rien ne change...") - je prends à dessein ces phrases qui suggèrent que l'idée du changement est un leurre, et dont la permanence à travers les âges confère à leur propos, dans le même mouvement, une indéniable vérité comme une triste banalité, ces deux aspects se nourrissant l'un l'autre (cela fait deux mille ans que l'on répète qu'il n'y a rien de nouveau, ce n'est pas nouveau de le dire...) -

on voit bien que le contenu seul des préceptes de la sagesse populaire à travers les âges ne suffit pas à distinguer deux époques. On en viendrait même alors à soutenir qu'il n'y a en fait aucune différence, si ce n'est le prestige que nous prêtons nous-mêmes à certaines sources par rapport à d'autres : la parole biblique, la littérature française du « Grand Siècle », l'aristocrate sicilien (holiste confronté à la montée de l'individualisme), c'est autre chose que le bourgeois flaubertien ou bloyen, même s'ils peuvent dire à peu près ou exactement la même chose. Pour reprendre l'exemple de la phrase de Lampedusa, il est évident qu'elle n'a pas la même force dans Le Guépard (le livre, ou par la voix de, Dieu le bénisse, Burt Lancaster dans le film) que lorsqu'on la relit pour la 150e fois en conclusion d'un article de quelque journapute vaguement passé par Sciences-Po, qui a le sentiment de faire chic en la citant, tout en étant bien content d'utiliser la formule même qui permet de ne pas trop se mouiller mais de montrer qu'on est aussi conscient des permanences que des ruptures, au sein d'une époque de transition bla bla bla...

S'il y a donc du vrai dans cette approche par le prestige du locuteur, cela ne fait que déplacer le problème : pourquoi sommes-nous sensibles à ce prestige ? Est-ce simple nostalgie du passé ? Ou est-ce la conscience d'une différence plus profonde ? Car si ce n'était que nostalgie, on ne comprendrait pas, après tout, pourquoi le Dictionnaire des idées reçues s'écrit à la fin du XIXe siècle, et pas avant. De même, pourquoi est-ce Léon Bloy qui propose une Exégèse des lieux communs, et pas Bossuet - lequel a pourtant dû entendre son lot de banalités à la Cour ? Je ne sais pas si la bêtise est éternelle (lieu commun...), mais il est de fait qu'elle ne prend l'aspect d'une tragédie - et d'une tragédie que sa banalité même renforce - qu'à partir d'une certaine époque - le « sot » de Molière est surtout objet de rire, voire de sadisme. (Il faudrait d'ailleurs comprendre comment on passe du « sot », type comique, et de la « sottise », défaut réel mais finalement assez léger, aux « imbéciles » de Flaubert et Bernanos, et à la « bêtise », qui tourmenta si profondément, Flaubert encore, Musil... Il n'y a généralement pas de connotation ontologique ou tragique associée au terme « sottise ».)

Le premier élément de réponse est fourni par Léon Bloy lui-même, dans le liminaire de son Exégèse : "L'un ou l'autre de ces clichés centenaires correspond a quelque Réalité divine, a le pouvoir de faire osciller les mondes et de déchaîner des catastrophes sans merci" ; il s'agit pour le pamphlétaire de prouver que "les plus inanes bourgeois sont, à leur insu, d'effrayants prophètes, qu'ils ne peuvent pas ouvrir la bouche sans secouer les étoiles, et que les abîmes de la Lumière sont immédiatement invoqués par les gouffres de leur sottise."

La thèse de Bloy, c'est que les lieux communs restent de la parole de Dieu, mais dégradée, incomprise, déformée, inversée : le bourgeois met le doigt sans trop s'en rendre compte sur des vérités importantes - éternelles - mais il ne les saisit pas, ou les modifie tragiquement, les mettant à son niveau prosaïque et borné - le travail de l'exégète sera alors de retrouver la vraie signification divine du lieu commun.

Je n'ai jamais lu l'Exégèse que par petites touches, et autant qu'il me souvienne Bloy y réussit inégalement à nous faire sentir le poids de parole divine qui traverse les aphorismes et platitudes du bourgeois, mais l'important est la démarche, l'important est cette idée que le lieu commun est à la fois parole divine et déformation de la parole divine - car cela je crois est une bonne manière de faire sentir la dégradation qui se produit lorsque l'on passe de la « sagesse antique » aux « idées reçues » : ce n'est pas tellement le contenu des idées qui change - même s'il change un peu -, ni le nombre d'imbéciles sur terre, qui doit être à peu près constant - quoique... - que la conscience que l'on a, ou que l'on n'a pas, de la gravité des vérités éternelles.

Balayons tout de suite d'éventuelles objections ("Nos ancêtres n'étaient pas meilleurs que nous, ce n'est pas parce qu'ils professaient des principes qu'ils les appliquaient...", etc.) en précisant ce que nous voulons dire, en l'occurrence en complétant Léon Bloy par Durkheim - ce qui n'aurait certainement pas plu au premier nommé - et par l'idée-phare de celui-ci ("Dieu, c'est la société") : en milieu holiste, la sagesse populaire, création collective, c'est la parole de Dieu (ou des dieux) - c'est donc bien une parole divine. En milieu individualiste, le lieu commun est le lieu où des individus se croyant séparés les uns des autres - et l'étant donc un peu -, saisissant les pensées que leur monde leur permet de saisir, qui sont disponibles dans le monde au sein duquel ils évoluent (formulation Frege/Voyer) -, se retrouvent. Tout habitué de ce café le sait maintenant comme - justement - une vérité éternelle à l'échelle de la modernité, l'individualisme est « hanté par son contraire » (le holisme), l'individualisme ne se suffit pas à lui-même : le lieu commun en milieu individualiste reste une création collective - mais imprégné, imbibé de la fatuité de l'homme moderne aussi bien que de ses valeurs (d'où le rôle privilégié chez Bloy des propos sur l'argent). Et comme les lieux communs, à l'instar de Rome, ne se sont certes pas faits en un jour, et qu'il y a des vérités éternelles, eh bien les lieux communs modernes retrouvent, déforment, trahissent, inversent et confirment les vérités éternelles de la sagesse antique, dans des proportions variables selon les cas - ce qui fait d'ailleurs que Bloy est plus ou moins à l'aise, selon ces cas, pour y retrouver la parole divine. Le lieu commun bourgeois est la parole collective d'une société qui ne croit plus à la parole divine (et qui d'ailleurs, de ce fait, a moins de honte à asséner des contre-vérités et des proclamations égoïstes autosatisfaites, comme s'il s'agissait de vérités, de pensées intéressantes) ; mais comme la parole collective est une parole divine, eh bien le lieu commun reste une parole divine malgré lui, d'où son caractère bâtard.

(D'où "l'instinct profond", "la prudence cauteleuse, la discrétion solennelle" que Bloy attribue à ceux qui prononcent les lieux communs les plus communs, toutes caractéristiques non incompatibles avec, je répète le terme, une certaine et ostensible autosatisfaction (M. Homais) - comme si tous ces gens-là savaient, pour reprendre une expression de M. Schneider, qu'"exprimer librement les idées reçues, ce n'est pas être libre", et qu'il fallait d'autant plus se donner cette apparence de liberté que l'on sent bien qu'on est enchaîné à son conformisme.)

(D'où aussi que la bêtise moderne puisse fasciner, là où la sottise, jusqu'au XVIIe siècle, ou jusqu'à Voltaire (avec Rousseau cela change), n'était qu'objet de rigolade (et/ou de pitié, d'ailleurs) : la bêtise est bâtarde aussi, elle n'est pas, Flaubert le montre très bien avec Bouvard et Pécuchet, et Musil s'en souviendra, un opposé de l'intelligence, elle en est à la fois un étrange reflet, une déformation, un double - peut-être même son cadre naturel... La sottise est une fatalité, parfois fichtrement agaçante ("La peste soit des sots !") mais elle est ontologiquement séparée de l'intelligence.)


Je sais bien ce qui va poser problème dans cette démonstration, aussi bien du point de vue des croyants que des incroyants : l'idée de parole collective comme parole divine. On peut aussi bien me reprocher de dégrader, d'"athéiser" la parole divine, que de diviniser des phénomènes collectifs certes mystérieux mais qui n'ont rien de surnaturel. En ce qui concerne cette seconde critique - qu'un croyant peut aussi m'adresser -, j'admets sans peine que j'aurais pu formuler mon raisonnement en termes strictement agnostiques, en insérant des expressions comme "à l'époque où les gens croyaient en la parole de Dieu", "la parole collective, sacralisée par le passage du temps, devient peu à peu vérité éternelle, et donc peut paraître l'expression d'une volonté divine", etc., et ainsi éviter cette position inconfortable, tout en gardant à Dieu sa place traditionnelle, chacun étant libre de considérer la case qu'il occupe /est censé occuper, comme pleine ou vide, selon ses croyances.

J'aurais pu, mais cela n'aurait pas été fidèle à ce que je peux penser et ressentir. Outre que, pour répondre au premier reproche, ce que j'ai écrit ne préjuge en rien par ailleurs de l'existence et des pouvoirs de Dieu, outre qu'il me semble que la Bible, par exemple, n'est pas exempte d'épisodes où la présence de celui-ci se manifeste via la discorde entre les hommes, donc de phénomènes collectifs, j'avoue que si ces phénomènes "n'ont rien de surnaturel", personne n'en a fourni une théorie rationaliste satisfaisante : ils conservent une part de mystère qu'il faut certes chercher à dissiper - à mon échelle je m'y efforce - mais que, vue la complexité de la matière, ils garderont certainement encore longtemps. Autrement dit, et en gardant mes sentiments personnels à ce sujet pour moi, il me semble que le croyant comme l'incroyant peuvent également admettre que lorsqu'il s'agit de phénomènes collectifs - à de nombreux niveaux : le langage, les modes, les guerres, voire même les crises financières... - les choses se passent parfois comme s'il n'y avait que Dieu qui pût les comprendre, si ce n'est les créer. J'ai d'ailleurs déjà souligné qu'une théorie rationaliste des enchaînements des causes et des effets, comme celle de Bolzano n'était pas logiquement incompatible avec certaines formes de providentialisme.


Cela peut se résumer d'une sentence : "Les voies de la Providence sont impénétrables", dont je laisse à chacun d'entre vous - mes semblables, mes frères... - le soin de décider, si elle est, en soi et dans l'utilisation que j'en fais ici, l'expression raisonnable d'une sagesse collective connaissant ses propres limites, ou la traduction trop claire de la pusillanimité d'un individu moderne dissimulant ses doutes et ses contradictions sous la protection d'un lieu commun bien commode.


julie_williams100



Vive la crise !





(Le lendemain.)
Oui, juste deux petits liens à vous signaler :

- un ajout dans le texte "Beau comme du Lévi-Strauss", ajout où vous découvrirez une formule qui m'a à peu près fait jouir ;

- une intéressante étude sur la diplomatie de Staline, aussi bien dans ses rapports avec l'histoire de la diplomatie russe que par opposition à la diplomatie anglo-saxonne. S'il ne faut peut-être pas relire toute l'histoire du XXe siècle avec un prisme anti-anglo-saxon et tomber dans l'excès inverse de celui de la propagande occidentale anti-communiste et anti-russe, on peut lire avec profit et curiosité (malgré la désastreuse mise en pages du site), cette analyse érudite de R. Steuckers.

Au boulot !

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