"Une barbarie vraiment démocratique..."
Ayant eu la chance de trouver un exemplaire du petit livre de Maurras, L'avenir de l'intelligence (1905 ; ici, L'Age d'Homme, 2002), je me suis empressé de le lire. Je reviendrai sur certains points, je ne vous retranscris aujourd'hui que la partie la plus prophétique du livre - un hommage à la clairvoyance de l'auteur.
Je rappelle que l'« intelligence » désigne ici le monde intellectuel (journalistes, écrivains...), et que le fil conducteur du livre est la description de la façon dont l'Intelligence française s'est laissée peu à peu, depuis le XVIIIe siècle, enchaîner plus ou moins ouvertement et consciemment par l'Argent. Après avoir estimé qu'il n'était pas impossible que certaines aristocraties anciennes ou nouvelles ("les meilleurs éléments du prolétariat manuel") trouvent dans l'avenir un terrain d'entente avec les forces de la finance, ce qui, un siècle après, et sauf à enlever au mot aristocratie toute connotation qualitative, semble quelque peu optimiste, Maurras précise que si une telle alliance devait se conclure, elle n'arrangerait en rien la situation de l'Intelligence, laquelle de toutes façons :
"restera avilie pour longtemps ; notre monde lettré, qui paraît si haut aujourd'hui, aura fait la chute complète, et, devant la puissante oligarchie qui syndiquera les énergies de l'ordre matériel, un immense prolétariat intellectuel, une classe de mendiants lettrés comme en a vu le Moyen Age [les « intellos précaires »], traînera sur les routes de malheureux lambeaux de ce qu'auront été notre pensée, nos littératures, nos arts.
Le peuple en qui l'on met une confiance insensée se sera détaché de tout cela, avec une facilité qu'on ne peut calculer mais qu'il faut prévoir. C'est sur un bruit qui court que le peuple croit à la vertu de l'intelligence ; ceux qui ont fait cette opinion ne seront pas en peine de la défaire.
Quand on disait aux petites gens qu'un petit homme, simple et d'allures modestes, faisait merveille avec sa plume et obtenait ainsi une gloire immortelle, ce n'était pas toujours compris littéralement, mais le grave son des paroles faisait entendre et concevoir une destinée digne de respect, et ce respect tout instinctif, ce sentiment presque religieux étaient accordés volontiers. L'éloge est devenu plus net quand, par littérature, esthétique ou philosophie, on a signifié gagne-pain, hautes positions, influence, fortune. Ce sens clair a été trouvé admirable, et il est encore admiré. Patience et attendez la fin. Attendez que Menier et Géraudel [Menier, des chocolats, Géraudel, des pastilles : industriels richissimes que Maurras prend pour emblèmes de la différence de pouvoir et de puissance financière entre capitalistes et gens de lettres : un Dumas, un Zola, ne leur arrivent pas à la cheville] aient un jour intérêt à faire entendre au peuple que leur esprit d'invention passe celui de Victor Hugo, puisqu'ils ont l'art d'en retirer de plus abondants bénéfices !
Le peuple ne manque pas de générosité naturelle. Il est pas disposé à « tout évaluer en argent ». Mais lui a-t-on dit de le faire, il compte et compte bien. Vous verrez comment il saura vous évaluer. Le meilleur, le moins bon, et le pire de nos collègues sera classé exactement selon la cote de rapport.
Jusqu'où pourra descendre, pour regagner l'estime de la dernière lie du peuple, ce qu'on veut bien nommer « l'aristocratie littéraire », il est aisé de l'imaginer. Le lucre conjugué à la basse ambition donnera ses fruits naturels.
Littérature deviendra synonyme d'ignominie. On entendra par là un jeu qui peut être plaisant, mais dénué de gravité, comme de noblesse. Endurci par la tâche, par la vie au grand air et le mélange du travail mécanique et des exercices physiques, l'homme d'action rencontrera dans cette commune bassesse des lettres et des arts de quoi justifier son dédain, né de l'ignorance. S'il a de la vertu, il nommera aisément des dépravations les raffinements du goût et de la pensée. Il conclura à la grossièreté et à l'impolitesse, sous prétexte d'austérité. C'en sera fait dès lors de la souveraine délicatesse de l'esprit, des recherches du sentiment, des graves soins de la logique et de l'érudition. Un sot naturalisme jugera tout. Le bon parti aura ses Vallès, ses Mirbeau, hypnotisés sur une idée du bien et du mal conçue sans aucune nuance, appliquée fanatiquement. Des têtes d'iconoclastes à la Tolstoï
se dessinent sur cette hypothèse sinistre, plus qu'à demi réalisée autour de nous... Mais, si l'homme d'action brutale qu'il faut prévoir n'est point vertueux, il sera [=il existera un phénomène] plus grossier encore : l'art, les artistes se plieront à ses divertissements les plus vils, dont la basse littérature des trente ou quarante dernières années, avec ses priapées sans goût ni passion, éveille l'image précise. Cet homme avilira tous les êtres que l'autre n'aura pas réunis.
Le patriciat dans l'ordre des faits, mais une barbarie vraiment démocratique dans la pensée, voilà le partage des temps prochains :
(C'est l'histoire de deux goys qui déshonorent le judaïsme et poussent à l'antisémitisme...)
le rêveur, le spéculatif pourront s'y maintenir au prix de leur dignité ou de leur bien-être ; les places, le succès ou la gloire récompenseront la souplesse de l'histrion : plus [que] jamais, dans une mesure inconnue aux âges de fer, la pauvreté, la solitude, expieront la fierté du héros et du saint : jeûner, les bras croisés au-dessus du banquet, ou, pour ronger les os, se rouler au niveau des chiens." (pp. 101-103)
- Le rêve !
Libellés : Boon, Branson, Gates, Hugo, L. Besson, La Rochefoucauld, M. Lévy, Maurras, Picasso, Sarkozy, Sollers, Tolstoï, Zola
<< Home