jeudi 4 mars 2010

"On se comprendrait."

Pléiade


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Le volume des Lettres de Céline, récemment paru à "La Pléiade" (Gallimard, 2009), était annoncé et attendu depuis des années. Les amateurs savaient - le titre le rappelle : il ne s'agit pas de l'édition de la « Correspondance » - qu'il ne serait pas complet. De nombreuses lettres de Céline sont aux mains de collectionneurs qui ne souhaitent pas les céder. On ne fera pas de mauvais procès à Gallimard pour n'avoir pas attendu que les conditions d'une publication (quasi-)intégrale de la correspondance de Céline soient réunies. D'une part il faut bien vivre, d'autre part ce volume - que je n'ai pas encore lu, seulement parcouru - se justifie au moins, outre la publication d'inédits et les corrections faites aux publications antérieures, par la vue d'ensemble qu'il donne.

Ceci étant admis, il est bien évident que tout choix se discute, et que certains se discutent plus que d'autres. L'éditeur Henri Godard écrit (p. XXXV) : "On a donc réuni ici, avec des lettres inédites, un choix de lettres reprises de publications antérieures, en ne retenant que les plus significatives et avec le souci que l'ensemble soit représentatif de la diversité des tons et des styles que Céline adopte en fonction de la personnalité de son correspondant et de ses relations avec lui." Dans le cas de Céline, il n'est guère besoin d'être obsédé par le sujet pour penser au « ton » de l'antisémitisme, tant l'auteur de Bagatelles pour un massacre est devenu, à tort ou à raison - et certes pas complètement à tort - le symbole de l'antisémitisme littéraire français. Admettons sans barguigner que ce volume n'omet pas cet aspect du maître, quand bien même la justification de la publication de tels écrits par H. Godard dans sa préface (p. XIII-XV) est d'un esprit scolaire et bien-pensant un rien navrant (on a d'ailleurs l'impression qu'il le fait presque exprès...).

Le choix que je discute aujourd'hui, c'est l'élimination de quasiment tout ce qui peut évoquer une forme de négationnisme de la part de Céline. Il me semble avoir écrit assez clairement ce que je pensais de ce sujet pour pouvoir me permettre de regretter l'absence dans ce volume de la plupart des ébauches de Céline dans cette direction. Mais essayons d'être précis à tous points de vue.

Et précisons d'emblée que nous en resterons ici au négationnisme proprement dit, c'est-à-dire la négation de l'existence des chambres à gaz. On évoque parfois un « révisionnisme » de Céline, en entendant par là qu'il relativisa les crimes nazis par rapport à ceux des alliés : c'est indéniable pour qui connaît son oeuvre d'après guerre, mais ce n'est pas mon sujet du jour (vous trouverez quelques renseignements à ce propos ici, dans un texte dont je ne cautionne d'ailleurs pas tout le contenu).

- Voici le passage le plus évocateur sur ce thème, tel qu'il est reproduit dans le tome 6 des "Cahiers Céline" (Lettres à Albert Paraz 1947-57), publié par Gallimard en 1980.


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Rappelons que que Céline se trouvait alors emprisonné au Danemark, et fort anxieux quant à son avenir, que Paraz avait préfacé le livre qui fait aujourd'hui figure d'ancêtre du négationnisme, Le mensonge d'Ulysse de Paul Rassinier, ce qui lui avait valu quelques ennuis judiciaires, lesquels inquiètent Céline, Paraz étant de santé fragile. Celui-ci et Rassinier avaient par ailleurs tenté de mettre au point un système de vente directe du livre, sans passer par les libraires.

"Rassinier est certainement un honnête homme... il ne va pas te compromettre plus oultre... dans ton état ! Ça suffit ! Son livre se vend-il ? Est-il content du système direct ? Son livre, admirable, va faire gd bruit - QUAND MÊME Il tend à faire douter de la magique chambre à gaz ! ce n'est pas peu ! Tout un monde de haines va être forcé de glapir à l'Iconoclaste ! C'était tout la chambre à gaz ! Ça permettait tout ! Il faut que le diable trouve autre chose... Oh je suis bien tranquille !" (8 novembre 1950, p. 276)

Dans la nouvelle édition de ces Lettres à Albert Paraz 1947-57, toujours chez Gallimard (2009),


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ce texte est reproduit (p. 325-26), avec quelques modifications d'ordre graphique que voici :

"Son livre, admirable, va faire gd bruit - QUAND MÊME. Il [tendra] à faire douter de la magique chambre à gaz !"

"C'était tout la chambre à gaz ! Ça permettait TOUT !"

On notera que les modifications de la première phrase diminuent l'expression d'un enthousiasme plus assumé dans la première version, alors que l'ajout de majuscules à "tout" renforcerait au contraire plutôt le sarcasme célinien, sinon quant aux chambres à gaz elles-mêmes, du moins quant à l'utilisation qui en est faite par certains depuis la Libération. - C'est d'ailleurs toute la question, mais continuons notre inventaire.

Dans l'édition de 1980, cette lettre appelle une note informative sur le livre de Rassinier et la condamnation de Paraz, sans autre commentaire concernant Céline. Dans celle de 2009 (les deux sont dûes à Jean-Paul Louis), une note, appelée par la "magique chambre à gaz", précise, :

"Par cette formule, Céline fustige une interprétation manichéenne de l'histoire récente, qui lui semble dominante et source de ses malheurs",

et nous renvoie à une autre lettre, où Céline revient sur le même thème (15 mars 1951 ; éd. 1980 : p. 312 ; éd. 2009 : p. 364), en réponse à un courrier de Paraz, sur le sujet, courrier qui n'a pas été retrouvé :

"Oh mon vieux, je ne prends pas du tout votre lettre contre les chambres à gaz à la légère ! C'est du Donquichottisme foutrement magnifique ! En saloperie d'égoïste, pensant bien à moi si je retournais en France et qu'on m'assassine - (recta !) mon meurtrier acquitté dans les bravos ! aurait pour grande excuse les chambres à gaz ! alors ? si je suis dans le coup ! tu causes !"

Ajoutons pour être, sauf erreur de notre part, complet sur ce sujet, que :

- dans une lettre plus précoce (9 octobre 1950 ; éd. 1980 : p. 268 ; éd. 2009 : p. 317) Céline commande à Paraz quatre (pourquoi ?) exemplaires du Mensonge d'Ulysse,

- dans une lettre du 22 décembre 1950 (éd. 1980 : p. 281 ; éd. 2009 : p. 332), Céline ajoute :

"Oh Rassinier fait bien de se tirer à n'importe quel prix de ce guêpier dégueulasse et toi itou ! La Vérité ? Tout le monde s'en fout. On veut savoir qui sera le plus fort." ;

- enfin, après la mort de Paraz, Céline écrivit lui-même deux lettres à Rassinier : celui-ci lui avait proposé de faire partie d'une Association des amis d'Albert Paraz. Céline lui répond (octobre et décembre 1957 ; éd. 2009 : pp. 498-99 ; ces lettres ne figurent pas dans l'édition 1980) à ce sujet, sans aborder le révisionnisme.

A ma connaissance, ces textes contiennent tout ce que l'individu Céline (par opposition au romancier, qui peut-être y a fait allusion, j'avoue ne pas m'en souvenir) a écrit sur les chambres à gaz [1]. Comme souvent avec les grands écrivains, on dira que c'est à la fois peu et beaucoup. Trop peu pour y voir l'expression d'une obsession, d'une hantise, mais assez, ne serait-ce que par les formules si évocatrices de la première des citations ici reproduites (la "magique chambre à gaz"...) pour que l'on ne puisse faire comme si ce thème n'existait pas. C'est pourtant ce que n'est pas loin de faire l'édition Pléiade, je vais y arriver - mais finissons-en d'abord avec Ferdinand.

Nulle part dans ces textes Céline n'affirme expressément que les chambres à gaz n'ont pas existé. Sans doute peut-on sans attenter à sa mémoire lui prêter le désir qu'elles soient un mensonge : pour un antisémite, quelle jouissance si des faits si scandaleux s'avéraient être une invention, juive de surcroît... Notre ami ne peut donc envisager qu'avec sympathie une entreprise comme celle de Rassinier. Mais s'il était un peu fou, Ferdinand n'était pas, loin de là, un imbécile, et se doutait bien que si complot il y avait, il fallait un peu plus qu'un livre comme Le mensonge d'Ulysse pour le démonter. Aussi insiste-t-il surtout sur l'efficacité politique, voire mythologique, voire, donc, "magique", des chambres à gaz. C'est l'aspect que Jean-Paul Louis, dans l'édition de 2009, met en évidence : il a raison mais ment me semble-t-il par omission, comme si Céline ne voyait absolument les choses que de ce point de vue, disons de sociologue.

Et ce M. Louis, qu'en pense-t-il ? Je ne suis certes pas dans son subconscient, mais j'ai été frappé par le ton qu'il emploie, dans sa bibliographie de l'édition de 2009, au sujet de l'ouvrage de Florent Brayard, Comment l'idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme (Fayard, 1996) :

"Cet ouvrage est sans doute utile pour lutter contre ce qui s'est appelé le « révisionnisme », mais sans intérêt pour l'histoire de la littérature : il n'est cité ici que pour les indications que donne l'auteur en notes sur les archives Paraz (...). Les enseignements qu'il en tire sur la personnalité de Paraz sont caricaturaux et annoncés par ces mots de Pierre Vidal-Naquet dans sa Préface : «Albert Paraz, un anarchiste de droite qui était un peu le Céline du pauvre » - parangon des tautologies qu'inspire trop souvent l'étrange destin littéraire de Paraz." (p. 17) - cette dernière critique étant d'autant plus singulière que Jean-Paul Louis a lui-même opéré un virage à 180° concernant l'importance littéraire de l'auteur du Gala des vaches : dans sa première édition de 1980, il évoque "une écriture à la fois intimiste et polémique d'une grande originalité" (p. 10), alors que dans la seconde il justifie son refus de publier les lettres de Paraz en même temps que celles de Céline pour éviter un "pénible sentiment de disparate", tant la comparaison des styles serait peu flatteuse pour le premier - qui même, sans sa correspondance avec Céline, serait certainement oublié (pp. 16 et 10).

Bref : la façon dont J.-P. Louis décrit, alors qu'on ne lui demandait rien - si ce n'est, peut-être, justement, de le faire figurer dans sa biblio... - l'ouvrage de F. Brayard me semble sans équivoque sur la sympathie que peut lui inspirer ce genre d'ouvrage anti-négationnistes, pénibles à lire, mais qui trouvent si facilement éditeurs et commentateurs... Je ne suis pas en train de dire que ce monsieur a de la sympathie pour le négationnisme, mais je pense qu'en tant qu'éditeur de Céline de longue date, il en a un peu marre, de même que Henri Godard (cf. son Céline scandale, Gallimard, 1994), d'entendre les cris d'orfraie de ceux qui ne voient en Ferdinand que l'auteur des pamphlets.

De là à passer sous silence les textes que nous avons cités... Il y a déjà nous semble-t-il une évolution entre les deux éditions des Lettres à Albert Paraz : un peu plus de commentaires, une façon d'évoquer la question du négationnisme parce qu'on se sent obligé de le faire, tout en en dédouanant Céline autant et sans doute plus qu'il n'est possible - et en se vengeant au passage sur un assez miteux « historien ». Avec l'édition Pléiade - dont le même Jean-Paul Louis a assuré la deuxième partie, laquelle couvre la période qui nous occupe -, c'est encore différent : de tous les documents que nous venons de citer, elle n'en reproduit que deux : la lettre du 22 décembre 1950 ("La Vérité ? Tout le monde s'en fout. On veut savoir qui sera le plus fort"), et l'une des deux lettres à Rassinier (respectivement p. 1375 et 1552 ; cf. aussi les notes afférentes, pp. 1933 et 1974).

J'ai entendu parler de cette histoire de disparition magique par des céliniens d'extrême-droite, plus ou moins négationnistes eux-mêmes, et très franchement antisémites - certains sympathiques, d'autres non, point barre. Ils étaient évidemment à la fois choqués et ravis de cet escamotage, qui d'une certaine manière nourrit leurs penchants négationnistes. Après l'examen que vous venez de lire, j'aurais tendance à penser que nos deux braves éditeurs ont fait un mauvais choix, mais qu'ils ont néanmoins cru pouvoir aussi bien préserver leur honnêteté intellectuelle que sauver leur auteur préféré des fourches caudines du politiquement correct sioniste. Faire figurer la chambre magique, c'était - peut-être - s'exposer à une campagne de presse, c'était en tout cas prendre le risque que la réception du livre soit focalisée sur un aspect mineur de la pensée de Céline. Escamoter complètement le thème, cela dénaturait cette pensée, était une forme de lâcheté intellectuelle - et donnait qui plus est trop de grain à moudre aux négationnistes. Aussi MM. Godard et Louis ont-ils pu penser que la publication d'une lettre sur ce thème et d'une lettre à Rassinier (laquelle suffit à montrer que contrairement à ce qu'écrit R. Faurisson celui-ci n'était pas un « ami » de Céline) permettait de donner une idée assez exacte de la thématique célinienne à ce sujet.

- Que ces lettres soient effectivement, vérifications faites, représentatives de ce qu'a pu penser Céline, n'empêche pas ce calcul d'être faux, n'empêche pas ce comportement d'être regrettable : sur un thème aussi chaud, si j'ose dire, il fallait être complet, et notamment ne pas enlever les images les plus frappantes. Lorsqu'on m'a parlé de cette lacune dans le "Pléiade", j'ai d'abord été choqué : après examen, je suis toujours choqué, mais aussi, en quelque sorte, choqué de ne pas être plus choqué. C'est précisément parce que H. Godard et J.-P. Louis ont peut-être fait ce qu'ils ont cru être le mieux que leur attitude (par ailleurs naïve : même avec toutes les cartes en mains un Faurisson vous embrouille, alors si on lui donne de bonnes raisons de crier à la manipulation... ; de l'autre côté, les anti-céliniens regretteront cette omission qu'ils jugeront trop protectrice) est décourageante.

On peut certes se réjouir que Céline fasse encore problème. On peut surtout déplorer que le contexte actuel, à proprement parler non-sensique, pousse deux chercheurs compétents à une manipulation intellectuelle qu'ils auraient pu et dû éviter, dont ils auraient dû comprendre que, malgré qu'ils en aient, elle est une falsification. Tant pis ! - Ou, plus clairement encore : fait chier !



- Revenons au maître, pour finir, qui pour une fois confesse son amour des Juifs. Voilà du Céline, du vrai, du riche, du paradoxal, du réjouissant - et de l'actuel :

"Question Juifs. Imagine qu'ils me sont devenus sympathiques depuis que j'ai vu les Aryens à l'oeuvre : fritz et français. Quels larbins ! abrutis, éperdument serviles. Ils en rajoutent ! et putains ! et fourbes. Quelle sale clique ! Ah j'étais fait pour m'entendre avec les Youtres. Eux seuls sont curieux, mystiques, messianiques à ma manière. Les autres sont trop dégénérés. Et voyeurs les ordures, voyeurs surtout ! Les Juifs eux ont payé comme moi. Les autres, mes frères aryens ils se branlent sur les gradins du Cirque ! Je veux les voir tous dans l'arène et crever ! Vive les Juifs bon Dieu ! Certainement j'irai avec plaisir à Tel-Aviv avec les Juifs. Dans ma prison il y avait 500 gardiens tous aryens. 500 millions d'Aryens en Europe. On me fait crever pour antisémitisme ils applaudissent ! Où sont les traîtres, les ordures ? Tu voudrais que je pleure sur le sort de l'immonde bâtarde racaille sans orgueil et sans foi ! Merci ! Je pense des miens ce qu'en ont pensé au supplice Vercingétorix et Jeanne d'Arc ! De belles saloperies ! Vive les Youtres ! Les Fritz n'ont jamais été pro-aryens - seulement antisémites ce qui [est] absolument idiot. J'en voulais aux Juifs de nous lancer dans une guerre perdue d'avance. Je n'ai jamais désiré la mort du Juif ou des Juifs. Je voulais simplement qu'ils freinent leur hystérie et ne nous poussent pas à l'abattoir. L'hystérie est le vice du Juif, mais au moins il est une idée une passion messianique, leur excuse. L'aryen est une tirelire et une panse - et une légion d'Honneur -" (17 mars 1948 ; éd. 1980 : pp. 63-64 ; éd. 2009 : p. 77 ; Pléiade : pp. 1029-29)

- LA CLASSE !!


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[1]
Robert Faurisson ajoute une lettre de 1960, qu'il ne source malheureusement pas très précisément (elle semble venir du dernier tome de la biographie de F. Gibault (Mercure de France, 1981)). Cette lettre me paraît en tout cas confirmer ce que j'écris sur le rapport de Céline au négationnisme. Je vous laisse juge de la façon dont R. Faurisson l'interprète, dans ce texte confus qui passe sans arrêt du coq-à-l'âne. Sur le même thème, du même auteur, avec des références aux lettres à Paraz, vous pouvez aussi lire cette note.

Peut-être y a-t-il d'autres écrits de Céline à ce propos, mais mes recherches internet ne m'ont pas permis d'en trouver. Il faut ici regretter une fois de plus que les textes publiés par S. Thion soient si difficilement accessibles depuis la France, merci la police !

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