Anus Levi.
Le chapitre XIX de L'avenir de l'Intelligence (1905), "Ancilla Ploutocratiæ", me semble une bonne réponse à la question qui nous tourmente tous : "Pourquoi BHL ?", ou, à la mode actuelle : "De quoi BHL est-il le nom ?" :
"Par suite de nos cent ans de Révolution, la masse décorée du titre de public s'estime revêtue de la souveraineté en France. Le public étant roi de nom, quiconque dirige l'opinion est le roi de fait. C'est l'orateur, c'est l'écrivain, dira-t-on au premier abord. Partout où les institutions sont devenues démocratiques, une plus-value s'est produite en faveur de ces directeurs de l'opinion. Avant l'imprimerie, et dans les États d'étendue médiocre, les orateurs en ont bénéficié presque seuls. Depuis l'imprimerie et dans les grands États, les orateurs ont partagé leur privilège avec les publicistes. Leur opinion privée fait l'opinion publique. Mais, cette opinion privée, il reste à savoir qui la fait.
La conviction, la compétence, le patriotisme, répondra-t-on, pour un certain nombre de cas. Pour d'autres, plus nombreux encore, l'ambition personnelle, l'esprit de parti, la discipline du parti. En d'autres enfin, moins nombreux qu'on ne le dit et plus nombreux qu'on ne le croit, la cupidité. Dans tous les cas, sans exception, ce dernier facteur est possible, il peut être évoqué ou insinué. Nulle opinion, si éloquente et persuasive qu'on la suppose, n'est absolument défendue contre le soupçon de céder, directement ou non, à des influences d'argent. Tous les faits connus, tous ceux qui se découvrent conspirent de plus en plus à représenter la puissance intellectuelle de l'orateur et de l'écrivain comme un reflet des puissances matérielles. Le désintéressement personnel se préjuge parfois ; il ne se démontre jamais. Aucun certificat ne rendra à l'Intelligence et, par suite, à l'Opinion l'apparence de liberté et de sincérité qui permettrait à l'une et l'autre de redevenir les reines du monde. On doute de leur désintéressement, c'est un fait, et, dès lors, l'Intelligence et l'Opinion peuvent ensemble procéder à la contrefaçon des actes royaux : c'en est fait pour toujours de leur royauté intellectuelle et morale.
Elles seront toujours exposées à paraître ce qu'elles ont été, sont et seront souvent, les organes de l'Industrie, du Commerce, de la Finance, dont le concours est exigé de plus en plus pour toute oeuvre de publicité, de librairie, ou de presse. Plus donc leur influence nominale sera accrue par les progrès de la démocratie, plus elles perdront d'ascendant réel, d'autorité et de respect. Un écrivain, un publiciste, donnera de moins en moins son avis, dont personne ne ferait cas : il procédera par insinuation, notation de rumeurs « tendancieuses », de nouvelles plus ou moins vraies. On l'écoutera par curiosité. On se laissera persuader machinalement, mais sans lui accorder l'estime. On soupçonnera trop qu'il n'est pas libre dans son action et qu'elle est « agie » par des ressorts inférieurs. Le représentant de l'Intelligence sera tenu pour serf, et de manies infâmes. (...)"
- bien évidemment, cette brillante dernière sentence doit être adaptée à nos moeurs démocratiques : BHL est méprisé, mais par les serfs eux-mêmes, qui répugneraient à ce langage d'aristocrate.
Quoi qu'il en soit : dans un texte d'agréable lecture, L'Organe reproduit l'opinion courante selon laquelle, sans le soutien de ses copains sionistes (la « discipline de parti » évoquée par Maurras), les innombrables bourdes (et erreurs, et mensonges, et manipulations...) de BHL l'auraient depuis longtemps amené au silence honteux. Ce n'est pas faux, mais ce n'est pas suffisant : si dès le début BHL a été ridicule (et ridiculisé, notamment, rappelons-le à toutes fins utiles, par des Juifs intelligents, qui eurent vite fait de comprendre quelles graines de divisions « raciales » et d'antisémitisme l'auteur de L'idéologie française s'acharnait à faire pousser), et si malgré ce ridicule il a pu continuer ses basses oeuvres, c'est parce que déjà, au moment où il est arrivé, le "représentant de l'Intelligence était tenu pour serf, et de manies infâmes...". Si les intellectuels avaient encore été pris au sérieux en 1975, BHL serait retourné dans son trou aussi vite qu'il en était sorti, Archipel du Goulag ou pas.
En lisant pour la première fois ce texte, et avant de rédiger mes notes récentes sur le gaullisme, je me suis dit que l'évolution décrite et prophétisée par Maurras avait subi un coup de frein, disons pour faire vite durant les « Trente Glorieuses ». Il faut d'évidence être plus précis, étudier comment les intellectuels ont plus ou moins su se dépatouiller de cette dialectique du prestige et la méfiance qui est leur quotidien en régime démocratique. L'indépendance financière de Sartre, son refus du prix Nobel et de l'argent qui allait avec, purent contrebalancer ses tics d'intellectuel manichéen et l'effet parfois négatif de ses rapports compliqués avec le PCF. Les cris d'orfraie de la génération suivante (Foucault, Deleuze...) sur toutes les horreurs de la vie en France, alors même qu'elle était généreusement subventionnée par l'État (on sait d'ailleurs, J.-C. Michéa en parle me semble-t-il, que Foucault fut chargé de certains missions de réforme de l'éducation par la Ve République), quelques entraînants qu'il purent être, quelques justes qu'ils furent à l'occasion (les prisons, par exemple), eurent à terme un effet délétère sur la crédibilité de l'« Intelligence » : BHL et ses petits copains n'eurent plus qu'à se pencher et ramasser les fruits - en accélérant alors une évolution qu'ils n'avaient donc pas enclenchée.
Et certes on lit encore Foucault et Deleuze, alors qu'un livre de BHL ne se lit même pas : il s'achète tout au plus, en tout cas il se vend. Mais la question n'est pas ici celle du talent, elle est celle du rôle de l'intellectuel dans un processus qui tend à le dévaloriser, et de ce point de vue J. Bouveresse peut rappeler à bon droit sa réaction exaspérée, partagée avec Bourdieu, lorsqu'ils découvrirent la charge de Deleuze contre les « nouveaux philosophes », charge que l'on nous ressort à chaque connerie de BHL, c'est-à-dire souvent : les deux compères universitaires pouvaient à bon droit estimer que Deleuze râlait un peu tard contre certaines manières de complaisance médiatique dont l'auteur de L'anti-Œdipe n'avait pas été le dernier à profiter, qu'il n'avait pas été le dernier à encourager.
- Parler de MM. Bouveresse et Bourdieu, c'est, si l'on fait l'impasse sur les périodes où ils commencèrent à donner leur avis sur tout, évoquer les universitaires « traditionnels » et « sérieux ». Le problème, et il est abordé par Maurras dans son livre, c'est que l'Université, en 1975, recouvre deux tendances : l'héritage de la vieille Université du Moyen Age ; l'Université telle qu'elle est conçue par l'État républicain. - De même d'ailleurs, je vous en avais parlé, que cet État en question est lui-même à cheval sur deux histoires, celle qui fait de lui un héritier de l'État royal, celle qui le met en rupture avec lui. Avant donc de tomber dans une distinction trop claire entre « intellectuels médiatiques » et « Professeurs d'Université », il faudra approfondir ces thèmes.
Contentons-nous aujourd'hui pour conclure d'une digression sur... les bloggueurs : ni moi ni les autres n'échappons au processus décrit par Maurras : notre "désintéressement personnel se préjuge parfois ; il ne se démontre jamais". Néanmoins, on peut sans naïveté penser que le « public » nous juge, dans notre ensemble, moins intéressés que la mafia journaleuse - et que c'est une des raisons pour lesquelles elle nous déteste autant. Notre existence même (fragile, d'ailleurs : certains aimeraient qu'écrire sur le Net soit aussi coûteux que publier un journal... et tout sera alors à recommencer) semble prouver qu'il est possible d'écrire des choses sur l'actualité, le monde qui nous entoure, etc., sans participer (du moins, pas tous) à la chasse aux places. Évidemment, comme le montrait récemment une pitoyable soirée corporatiste sur Arte que j'ai eu la chance de voir (et qui démarrait, cela fait toujours plaisir, par une phrase du genre : "Internet, c'est trop souvent le café du commerce"...), ça énerve ceux qui ont passé leur vie entière à lécher le cul de vieux cons qu'ils détestaient, en espérant, Vanitas vanitatum..., se faire dévorer le leur par de jeunes cons qu'ils méprisent.
Bien à vous !
"Par suite de nos cent ans de Révolution, la masse décorée du titre de public s'estime revêtue de la souveraineté en France. Le public étant roi de nom, quiconque dirige l'opinion est le roi de fait. C'est l'orateur, c'est l'écrivain, dira-t-on au premier abord. Partout où les institutions sont devenues démocratiques, une plus-value s'est produite en faveur de ces directeurs de l'opinion. Avant l'imprimerie, et dans les États d'étendue médiocre, les orateurs en ont bénéficié presque seuls. Depuis l'imprimerie et dans les grands États, les orateurs ont partagé leur privilège avec les publicistes. Leur opinion privée fait l'opinion publique. Mais, cette opinion privée, il reste à savoir qui la fait.
La conviction, la compétence, le patriotisme, répondra-t-on, pour un certain nombre de cas. Pour d'autres, plus nombreux encore, l'ambition personnelle, l'esprit de parti, la discipline du parti. En d'autres enfin, moins nombreux qu'on ne le dit et plus nombreux qu'on ne le croit, la cupidité. Dans tous les cas, sans exception, ce dernier facteur est possible, il peut être évoqué ou insinué. Nulle opinion, si éloquente et persuasive qu'on la suppose, n'est absolument défendue contre le soupçon de céder, directement ou non, à des influences d'argent. Tous les faits connus, tous ceux qui se découvrent conspirent de plus en plus à représenter la puissance intellectuelle de l'orateur et de l'écrivain comme un reflet des puissances matérielles. Le désintéressement personnel se préjuge parfois ; il ne se démontre jamais. Aucun certificat ne rendra à l'Intelligence et, par suite, à l'Opinion l'apparence de liberté et de sincérité qui permettrait à l'une et l'autre de redevenir les reines du monde. On doute de leur désintéressement, c'est un fait, et, dès lors, l'Intelligence et l'Opinion peuvent ensemble procéder à la contrefaçon des actes royaux : c'en est fait pour toujours de leur royauté intellectuelle et morale.
Elles seront toujours exposées à paraître ce qu'elles ont été, sont et seront souvent, les organes de l'Industrie, du Commerce, de la Finance, dont le concours est exigé de plus en plus pour toute oeuvre de publicité, de librairie, ou de presse. Plus donc leur influence nominale sera accrue par les progrès de la démocratie, plus elles perdront d'ascendant réel, d'autorité et de respect. Un écrivain, un publiciste, donnera de moins en moins son avis, dont personne ne ferait cas : il procédera par insinuation, notation de rumeurs « tendancieuses », de nouvelles plus ou moins vraies. On l'écoutera par curiosité. On se laissera persuader machinalement, mais sans lui accorder l'estime. On soupçonnera trop qu'il n'est pas libre dans son action et qu'elle est « agie » par des ressorts inférieurs. Le représentant de l'Intelligence sera tenu pour serf, et de manies infâmes. (...)"
- bien évidemment, cette brillante dernière sentence doit être adaptée à nos moeurs démocratiques : BHL est méprisé, mais par les serfs eux-mêmes, qui répugneraient à ce langage d'aristocrate.
Quoi qu'il en soit : dans un texte d'agréable lecture, L'Organe reproduit l'opinion courante selon laquelle, sans le soutien de ses copains sionistes (la « discipline de parti » évoquée par Maurras), les innombrables bourdes (et erreurs, et mensonges, et manipulations...) de BHL l'auraient depuis longtemps amené au silence honteux. Ce n'est pas faux, mais ce n'est pas suffisant : si dès le début BHL a été ridicule (et ridiculisé, notamment, rappelons-le à toutes fins utiles, par des Juifs intelligents, qui eurent vite fait de comprendre quelles graines de divisions « raciales » et d'antisémitisme l'auteur de L'idéologie française s'acharnait à faire pousser), et si malgré ce ridicule il a pu continuer ses basses oeuvres, c'est parce que déjà, au moment où il est arrivé, le "représentant de l'Intelligence était tenu pour serf, et de manies infâmes...". Si les intellectuels avaient encore été pris au sérieux en 1975, BHL serait retourné dans son trou aussi vite qu'il en était sorti, Archipel du Goulag ou pas.
En lisant pour la première fois ce texte, et avant de rédiger mes notes récentes sur le gaullisme, je me suis dit que l'évolution décrite et prophétisée par Maurras avait subi un coup de frein, disons pour faire vite durant les « Trente Glorieuses ». Il faut d'évidence être plus précis, étudier comment les intellectuels ont plus ou moins su se dépatouiller de cette dialectique du prestige et la méfiance qui est leur quotidien en régime démocratique. L'indépendance financière de Sartre, son refus du prix Nobel et de l'argent qui allait avec, purent contrebalancer ses tics d'intellectuel manichéen et l'effet parfois négatif de ses rapports compliqués avec le PCF. Les cris d'orfraie de la génération suivante (Foucault, Deleuze...) sur toutes les horreurs de la vie en France, alors même qu'elle était généreusement subventionnée par l'État (on sait d'ailleurs, J.-C. Michéa en parle me semble-t-il, que Foucault fut chargé de certains missions de réforme de l'éducation par la Ve République), quelques entraînants qu'il purent être, quelques justes qu'ils furent à l'occasion (les prisons, par exemple), eurent à terme un effet délétère sur la crédibilité de l'« Intelligence » : BHL et ses petits copains n'eurent plus qu'à se pencher et ramasser les fruits - en accélérant alors une évolution qu'ils n'avaient donc pas enclenchée.
Et certes on lit encore Foucault et Deleuze, alors qu'un livre de BHL ne se lit même pas : il s'achète tout au plus, en tout cas il se vend. Mais la question n'est pas ici celle du talent, elle est celle du rôle de l'intellectuel dans un processus qui tend à le dévaloriser, et de ce point de vue J. Bouveresse peut rappeler à bon droit sa réaction exaspérée, partagée avec Bourdieu, lorsqu'ils découvrirent la charge de Deleuze contre les « nouveaux philosophes », charge que l'on nous ressort à chaque connerie de BHL, c'est-à-dire souvent : les deux compères universitaires pouvaient à bon droit estimer que Deleuze râlait un peu tard contre certaines manières de complaisance médiatique dont l'auteur de L'anti-Œdipe n'avait pas été le dernier à profiter, qu'il n'avait pas été le dernier à encourager.
- Parler de MM. Bouveresse et Bourdieu, c'est, si l'on fait l'impasse sur les périodes où ils commencèrent à donner leur avis sur tout, évoquer les universitaires « traditionnels » et « sérieux ». Le problème, et il est abordé par Maurras dans son livre, c'est que l'Université, en 1975, recouvre deux tendances : l'héritage de la vieille Université du Moyen Age ; l'Université telle qu'elle est conçue par l'État républicain. - De même d'ailleurs, je vous en avais parlé, que cet État en question est lui-même à cheval sur deux histoires, celle qui fait de lui un héritier de l'État royal, celle qui le met en rupture avec lui. Avant donc de tomber dans une distinction trop claire entre « intellectuels médiatiques » et « Professeurs d'Université », il faudra approfondir ces thèmes.
Contentons-nous aujourd'hui pour conclure d'une digression sur... les bloggueurs : ni moi ni les autres n'échappons au processus décrit par Maurras : notre "désintéressement personnel se préjuge parfois ; il ne se démontre jamais". Néanmoins, on peut sans naïveté penser que le « public » nous juge, dans notre ensemble, moins intéressés que la mafia journaleuse - et que c'est une des raisons pour lesquelles elle nous déteste autant. Notre existence même (fragile, d'ailleurs : certains aimeraient qu'écrire sur le Net soit aussi coûteux que publier un journal... et tout sera alors à recommencer) semble prouver qu'il est possible d'écrire des choses sur l'actualité, le monde qui nous entoure, etc., sans participer (du moins, pas tous) à la chasse aux places. Évidemment, comme le montrait récemment une pitoyable soirée corporatiste sur Arte que j'ai eu la chance de voir (et qui démarrait, cela fait toujours plaisir, par une phrase du genre : "Internet, c'est trop souvent le café du commerce"...), ça énerve ceux qui ont passé leur vie entière à lécher le cul de vieux cons qu'ils détestaient, en espérant, Vanitas vanitatum..., se faire dévorer le leur par de jeunes cons qu'ils méprisent.
Bien à vous !
Libellés : Aron, Bernard-Henry Lévy, Bourdieu, Bouveresse, Chollet, de Gaulle, Deleuze, Foucault, L'Organe, Maurras, Michéa, Sartre, Soljenistyne, Vidal-Naquet
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