dimanche 21 février 2010

Le fantôme imbécile du bonheur solitaire.

goddardchaplin


Vingt-cinq ans après sa publication, presque soixante-dix ans après les événements auxquels il se réfère, le diagnostic du Régal des vermines trouve confirmation auprès du lecteur sans préjugés : Drieu ne fréquente pas les mêmes sommets que Rebatet. Toutes choses égales par ailleurs, et même si comme Malraux on peut penser que la postérité en a trop fait sur la supposée paresse de Drieu, il reste chez celui-ci un côté laborieux, jamais tout à fait sûr de lui, qui fait partie de ses charmes et de sa richesse, mais qui le grève d'un poids, comme d'un boulet aux pieds dont Rebatet se serait quant à lui débarrassé. Pour employer une métaphore d'ordre vestimentaire, on dira que le tissu dont est fait l'oeuvre de Drieu est d'une texture certes riche et séduisante, mais empesée et attrapant la poussière. Pour être plus trivial : même si Drieu s'attaque à des problèmes pour nous toujours actuels, il écrit trop souvent avec un balai dans le cul, là où Rebatet s'en sert pour évacuer vite fait bien fait les questions qu'il estime, à tort ou à raison, résolues. A nous maintenant de savoir quoi faire avec ce balai, si j'ose dire, qu'il ne nous gêne ni ne nous permette de cacher les saletés sous le tapis.

(Cette métaphore invite bien sûr à prolonger la comparaison sur le plan sexuel, avec toute la prudence requise : faut-il voir dans le côté velléitaire de Drieu, peut-être surjoué mais néanmoins réel, un rapport avec ses ambiguïtés, son côté « un peu pédé » (sachant que je ne sais pas à quel point il goûta de la chose) ? La sexualité de Rebatet étant quant à elle, sauf découverte incroyable un jour, purement normale (c'est un oxymore, je sais, mais vous me comprenez), prenant l'existence de l'homosexualité comme un fait, comme une potentialité humaine, et ne s'en souciant plus trop - sauf à fins de polémiques, loyales ou moins loyales, contre tel ou tel. De fait il est toujours délicat de relier ces domaines, et toujours difficile de ne pas penser à le faire. - Ceci posé, si l'on part dans la biographie, il faut noter une autre différence importante à explorer, et cette fois-ci plutôt en faveur de Drieu : lui a connu la guerre, pas Rebatet.)

Pour en rester au domaine du roman, et du roman-somme, il est bien évident qu'un livre comme Gilles souffre de la comparaison avec Les deux étendards. L'impression produite par leurs premières pages respectives se vérifiera tout au long de la lecture : Drieu commence par une scène de partouze médiocre, qui à n'en pas douter reflète assez justement l'esprit de l'après-guerre (1918), médiocrité qui est le fonds, le thème majeur du livre, mais dont on aimerait que Drieu sache s'en abstraire plus souvent ; l'« ouverture lyonnaise » sur laquelle débutent Les deux étendards (après quelques pages préliminaires sur la pédérastie d'ailleurs, Rebatet traitant le problème une fois pour toutes, comme une hypothèse vite refermée, afin que les choses sérieuses commencent) non seulement est d'une intense beauté stylistique, mais semble avoir été écrite hier par un témoin particulièrement lucide et informé du siècle.

Cette situation actuelle de Drieu dans mon panthéon personnel étant établie - et le chant d'amour que méritent et inspirent les Étendards remis à plus tard -, il serait pour autant absurde de tenir pour quantité négligeable l'auteur de Gilles. Quelqu'un qui évoque « le monde féerique de la vie véritable » (Textes politiques, Krisis, 2009, p. 55) ne peut que trouver dans le baudelairien qui sommeille en moi une attention bienveillante, quand bien même je regretterais qu'il n'ait pas plus réussi - au contraire justement de Rebatet, j'insiste encore là-dessus - à susciter en nous le sentiment de cette « féerie » (Drieu, c'est un peu : Féerie toujours pour une autre fois). Gilles par ailleurs ne manque d'intérêt ni certes de lucidité, et à c'est à partager avec vous certains de ses meilleurs moments que je voudrais maintenant m'attaquer.

Un judicieux renversement de perspectives pour commencer :

"Elle lui avait souvent dit qu'elle souhaitait qu'il vînt aux États-Unis. Elle lui parlait de ce voyage comme d'une révélation qui lui manquait et qui, à coup sûr, le bouleverserait de fond en comble. Il hochait la tête, séduit et méfiant, modeste et hautain. Après l'expérience intime qu'il avait eue d'un certain nombre de caractères américains, il était venu à croire que ces gens n'avaient pas pu se défaire de toute la vieillesse spirituelle qu'ils avaient emportée d'Europe et que, bien au contraire, ils n'avaient gardé que les éléments les plus vieillissants, tout cet abominable et caduc mythe moderne fait de rationalisme, de mécanisme et de mercantilisme. Il avait trouvé tous ses amis américains plus tendus que solides, emportés par une frénésie disparate et sans objet. Somme toute, pour eux, la jeunesse était en arrière comme pour des Européens, et elles étaient vaines, les incantations scientifiques dont ils usaient avec une crédibilité si obtuse pour évoquer le fantôme imbécile du bonheur, faute de dieux. (...) Les dieux sont morts." (IIe partie, ch. XIV.)

A la vérité, il est peut-être, paradoxalement, aventureux d'en rester aux concepts de jeunesse et de vieillesse : outre qu'ils sont assez flous, on peut soutenir qu'ils sont loin d'être aussi antithétiques que l'on pourrait le croire, et que souvent ceux qui veulent à tout prix être jeunes sont confits dans leurs certitudes comme des vieux. A tout prendre, s'il faut une division, j'adopterais une tripartition esprit d'enfance - esprit adulte (qui doit inclure le premier, sinon c'est la vieillesse) - esprit infantile (qui inclue donc des formes de jeunesse et de vieillesse). Drieu d'ailleurs, à la fin de ce passage où il résume les pensées de son héros pendant un séjour solitaire dans le désert algérien, semble aller dans ce sens :

"Il se demandait si les fins de l'homme sont des fins sociales. Ou plutôt il rêvait d'une société qui laisserait beaucoup de liberté à l'homme : non pas de cette liberté dont on parle tant dans les villes et qui est un attrape-nigaud, la liberté de faire du bruit [excellent !] ; non, une autre liberté, celle dont il jouissait en ce moment et qui était la liberté de se taire et de contempler. Il rêvait d'une société où la production et la jouissance des biens matériels seraient limitées à un prolétariat gras, cossu, bourgeois ; et pour une classe d'exception, pour une sorte de noblesse, la générosité de l'homme serait reportée dans la contemplation. Il ne s'agissait point là de l'inertie des « intellectuels » du siècle dernier affalés dans leur bibliothèque, dominés par leur faiblesse corporelle, livrés par leur incapacité politique à la dictature de la foule ivre de besoins et de satisfactions médiocres, noyés dans le flot montant de la laideur des objets, des vêtements, des maisons, et alors se confinant dans une rêvasserie subjective de plus en plus mal nourrie et maigre.

Il pensait, après le Platon des Lois, que la contemplation ne peut être pleine et créative qu'appuyée sur des gestes et sur des actes qui engagent toute la société. Il n'est de pensée que dans la beauté et il n'est de beauté que par le concours de toute la société ramenée à la sainte loi de la mesure et de l'équilibre. Restriction des besoins pour l'élite, équilibre des forces matérielles d'une part, corporelles et spirituelles de l'autre.

Telles avaient été la Grèce, l'Europe du Moyen Age.

L'Islam autour de lui, même avarié par la colonisation, lui rappelait l'éternelle règle d'or, en bonne partie restituée par Maurras ces temps-ci.

Presque nu, mangeant peu, buvant moins, silencieux, marchant au soleil ou assis dans une ombre chaste il était d'accord avec ces officiers sahariens qui croyaient plus dans la maigre maxime des vaincus du désert que dans le gras propos triomphant à Paris. Il rêvait que la civilisation d'Europe enfin s'arrêtât comme s'était autrefois arrêtées les civilisations d'Asie et que dans le silence enfin recouvré on n'entendît plus que le son d'une note de musique ou le heurt de deux sabres dans quelque duel absurde ou le bruit très discret du paraphe du poète. Assez de progrès. Il n'attendait rien que de la paresse.

Il vieillissait : comme c'était bon cette première accalmie annonciatrice des grands dépouillements et des grands achèvements." (IIIe partie, ch. II.)

Évidemment le baba-cool fumeur de shit n'est pas loin (et l'on sait que certains idéologues plus ou moins proches du régime de Vichy ne manquèrent pas de se reconnaître dans certaines tendances écologiques et anti-modernistes de mai 68), mais si l'on veut bien ne pas galvauder le sens du mot « contemplation » ("c'est très actif, la contemplation", aimait à dire feu Jean-Claude Guiguet), on admettra pouvoir éviter ce péril, rester en-deça de cette limite. Je n'épilogue pas par ailleurs sur l'ancienneté ni l'impuissance de ce rêve anti-moderniste, né avec la modernité même, Musil vous le dira mieux que moi, et j'enchaîne sur un dernier passage, au moins pour aujourd'hui, passage qui, incidemment, m'a une nouvelle fois fait penser à notre « corporation » de blogueurs :

"Ensuite, il se demanda ce qu'il allait faire. Il n'appartenait à aucun groupement, à aucune catégorie humaine.

Il avait pu croire qu'il s'était éloigné depuis quelques mois de la politique où, par le Quai [d'Orsay], il n'était jamais entré tout à fait. Mais son expérience du désert prouvait qu'à travers la solitude et la nature, il méditait toujours la société, et seulement la société. Il devait s'avouer qu'il n'avait rien pu déchiffrer plus profondément, du moins rien qui formât un texte suivi. Les secrets de la religion et de la philosophie, comme ceux de la poésie, lui restaient à peu près interdits ; n'espérant plus les pénétrer, il devait se résigner à les vénérer dans leur contour social, les épeler au moyen de syllabes politiques.

La vie qui se dérobait à lui dans les grandes profondeurs ne lui offrait que cet énorme résidu : la politique. Il recueillait pourtant dans cette gangue vulgaire des pépites précieuses qui, broyées par son zèle ascétique, lui faisaient encore un métal assez rare. Il se sentait le besoin d'exprimer cette pensée tenace, méprisante et tendrement désolée qui s'était composée en lui autour des mythes sommaires de la pensée contemporaine : Patrie, Classe, Révolution, Machine, Parti [Marché, Droits de l'homme, Tolérance, Discriminations...]. Ce serait sa façon de prier. Une force que ses vingt avaient pressentie à la guerre remontait lentement en lui avec sa maturité : la prière.

Il lui faudrait écrire sa prière.

Il ne songeait pas du tout à écrire pour être lu, mais seulement pour assurer chaque étape de son mouvement intérieur. Voulait-il donc dérober toujours ce mouvement ? Non, mais il jugeait que le moyen de transmission le plus efficace est le moyen invisible de l'oraison ; quand il disait : « On ne peut parler que pour les murs », il sous-entendait cette conviction. Il regrettait seulement que son intime discours condescendît à un vocabulaire aussi médiocre que celui des journaux. Mais s'il ne se privait pas d'en rejeter la faute sur son époque, incapable de nourrir un propos plus vaste, il ne comptait plus dédaigner ce moyen d'intervention, alors qu'il n'y en avait pas d'autres." (ch. III.)

Passage que je ne commenterai pas mais qui me semble assez emblématique des qualités et des défauts de lucidité, si j'ose dire, de l'auteur. Je vous laisse y réfléchir, en compagnie d'un peu d'ascétisme occidental, pour les amateurs. - C'est long peut-être, mais comme disait en substance Stravinsky à ce sujet, quand on est au paradis, autant y rester longtemps...





P.S. J'avais déjà retranscrit il y a quelques mois des extraits de Gilles, on peut les retrouver en suivant ci-dessous le label Drieu la Rochelle.

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